"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

10 septembre 2009

L’étau se resserre sur Oussama Ben Laden

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Pas une image. Seulement quatre enregistrements audio en 2009. Les services antiterroristes américains ne doutent pas une seconde de l’authenticité des cassettes diffusées cette année. C’est bien Oussama Ben Laden, l’homme le plus traqué du monde, qui s’exprime. Mais pourquoi ne se montre-t-il plus ? Est-il blessé ? Malade ? Rasé, grimé pour mieux se dissimuler dans une nouvelle cache "en zone urbaine pakistanaise", comme l’avance un groupe d’experts de l’université de Californie (UCLA) ? Ou bien les rigueurs de l’existence dans une grotte, en altitude et depuis si longtemps, l’ont-elles si prématurément vieilli qu’il ne souhaite plus montrer sa silhouette décharnée ?

Vingt et un ans après la fondation d’Al-Qaida, une seule chose est sûre : à 52 ans et après une douzaine d’années de cavale montagnarde et frugale quelque part en Asie du Sud, le "Prince des soldats d’Allah", comme disent les T-shirts à sa gloire vendus sous le manteau à Karachi, est physiquement délabré. On n’a jamais su avec certitude s’il souffrait ou non des reins et s’il avait régulièrement besoin, comme on l’a dit, d’une dialyse. Ce qui est certain, confirmé et démontré, c’est que l’instigateur du choc du 11 septembre 2001 a une santé plutôt fragile. Si elle se confirme, nul doute que la mort de Saad Ben Laden, 30 ans, l’un de ses fils préférés - il a eu 19 enfants de quatre épouses -, n’arrangera rien. Longtemps assigné à résidence en Iran, Saad aurait été "inopinément" abattu cet été par un tir américain de missile Hellfire au Pakistan.

Renié par son pays de naissance, l’Arabie saoudite, pourchassé avec une vigueur renouvelée depuis l’élection de Barack Obama par la première puissance de la planète, ses alliés de l’OTAN et tous les chasseurs de primes improvisés qui pourraient être tentés de le trahir pour toucher la faramineuse récompense - doublée par le Sénat américain en septembre 2008, à 50 millions de dollars -, Oussama Ben Laden apparaît aujourd’hui, selon Michael Hayden, l’ancien patron de la CIA, comme "un homme seul et profondément isolé". Il passerait "l’essentiel de son temps à se protéger".

Sa dernière harangue, un enregistrement de vingt-cinq minutes partiellement diffusé le 3 juin par la chaîne arabe Al-Jazira, ne contenait rien de bien nouveau. Probablement enregistrée plusieurs semaines avant l’événement du jour - l’escale de M. Obama en Arabie saoudite sur le chemin du Caire où le nouveau président américain allait prononcer son grand discours d’ouverture au monde musulman -, la diatribe ne faisait d’ailleurs aucune référence à la tournée du chef de la Maison Blanche. Sur ce ton doucereux de prélat qu’il affectionne, l’orateur se concentrait sur l’offensive de l’armée pakistanaise dans la vallée de Swat où ses alliés talibans tenaient le haut du pavé.

Très coûteuse en vies humaines mais militairement couronnée de succès, cette opération, ordonnée par Asif Ali Zardari, veuf de Benazir Bhutto et nouveau chef de l’Etat pakistanais, "a été lancée sur ordre américain", disait Ben Laden. Il s’agissait "par des tueries et des bombardements, d’empêcher les gens de Swat de mettre en oeuvre la loi de la charia". Pas un mot sur Baitullah Mehsud, son allié, tué quelques semaines plus tard par un tir ciblé américain. Cette offensive, ajoutait le chef d’AlQaida, "montre qu’Obama suit les pas de son prédécesseur, qu’il plante de nouvelles semences pour plus de haine contre l’Amérique". "Que le peuple américain se prépare, menaçait-il, à continuer de cueillir les fruits de ce qui a été semé pendant les années et les décennies à venir."

Encore une fois, rien de bien nouveau par rapport à son intervention précédente, le 19 mars, lorsqu’il avait appelé les djihadistes de Somalie à renverser le président Sharif Cheikh Ahmed, un islamiste modéré élu fin janvier. "Pour une fois, explique Thomas Hegghammer, expert norvégien renommé de la question, le plus intéressant ici n’était pas le message mais comment il a fait surface. La plupart des communiqués d’Al-Qaida "centrale", ces dernières années, étaient postés directement sur Internet. Celui-ci a été distribué "à l’ancienne" par un messager, directement aux bureaux d’Al-Jazira."

Pour ce spécialiste reconnu, auteur de plusieurs ouvrages sur le djihadisme et modérateur d’un excellent site spécialisé (Jihadica.com), "cela suggère que la situation personnelle de Ben Laden a changé. Ou bien il a déménagé dans un nouvel endroit, ou bien il a décidé de prendre beaucoup plus de précautions qu’avant". Contacté pour cet article, un agent des services secrets français confirme avec une formule lapidaire : "L’étau se resserre sur le bonhomme."

Jean-Pierre Filiu, historien et expert arabisant du djihadisme, va plus loin : "Il est certain que son protocole sécuritaire a changé. Avec la pression pakistanaise qui s’accroît sur les zones tribales frontalières de l’Afghanistan, la mort de son allié (Baitullah) Mehsud, la multiplication des raids militaires américains sur cette région, probablement avec l’accord des autorités pakistanaises, je ne serais pas surpris que le chef d’Al-Qaida soit tué ou capturé dans les mois qui viennent." Selon Abou Jandal, l’un de ses anciens gardes du corps (jusqu’à 2001), interrogé en juin par la presse, "le cheikh ne se laissera pas prendre vivant, il a donné l’ordre à ses hommes de l’abattre s’il était sur le point d’être capturé".

Les talibans, pour l’instant, le protègent. Son nom de code, apparu dans un mémo interne taliban découvert en 2008, est takwa, mot arabe qui fait référence à la crainte de Dieu. Mais que se passera-t-il le jour où, comme il en est sporadiquement question, l’Amérique acceptera un "arrangement" avec les talibans "modérés" ? Rien n’est évidemment joué. Depuis trois ou quatre ans, la mort de "l’émir suprême" a été annoncée, par les Pakistanais et d’autres - notamment une note de la DGSE française en 2008 -, une bonne demi-douzaine de fois. Chaque fois, l’intéressé a fini par refaire surface.

Le second enseignement de sa dernière intervention est qu’il apparaît désormais physiquement séparé de son principal lieutenant, le médecin égyptien Ayman Al-Zawahiri. Celui-ci s’est exprimé dans une vidéo, diffusée sur le Net, elle, à la veille même de l’arrivée de M. Obama au Proche-Orient. Le théoricien du terrorisme islamiste, dont on dit qu’il rêve de devenir calife à la place du calife mais qui est très contesté jusque parmi ses anciens pairs djihadistes, y déployait ses thèmes habituels. Début janvier, il qualifiait déjà M. Obama de "nègre de maison", comme on appelait jadis les esclaves africains. Le nouveau président américain était un "hypocrite", un "tueur d’innocents", un "ennemi des musulmans" qui "a tué nos frères et soeurs de Gaza sans pitié".

Peu importe que l’intéressé n’ait pas encore été en fonctions lors de la meurtrière offensive israélienne sur le petit territoire palestinien en décembre 2008-janvier 2009. Ayman Al-Zawahiri s’enivre souvent de paroles et remâche sans cesse les mêmes obsessions. Ni lui ni son patron n’ont jamais fait grand cas de la réalité des faits. Ce qui explique peut-être pourquoi des proches comme Abou Moussab Al-Suri, un ingénieur syrien qui fut longtemps leur stratège et théoricien jusqu’à son arrestation en 2005, ne ménageaient pas leurs critiques à leur endroit, notamment "l’opération du 11-Septembre" qui allait priver l’organisation de son unique sanctuaire territorial : la République islamique des talibans, renversée sitôt après.

Dans son Appel à la résistance islamique globale, un ouvrage de 1 500 pages diffusé, en version courte sur Internet à partir de 2005, Al-Suri écrit : "Al-Qaida n’est pas une organisation, ce n’est pas un groupe, et nous ne voulons pas qu’elle le devienne. Al-Qaida est un appel, une référence, une méthodologie." Pour lui, il ne devrait pas y avoir "de liens organiques entre les unités de la résistance islamique globale ". Avec cette méthode, qui implique la constitution de cellules indépendantes sans liens entre elles, la lutte "doit pouvoir s’autorenouveler, s’autoperpétuer".

Jusqu’à un certain point, Ben Laden et Zawahiri ont accepté le précepte, l’organisation s’est décentralisée. Ni Al-Qaida au Maghreb islamique ni la filiale d’Irak ou celle de Somalie ne prennent directement leurs ordres auprès de "la centrale" sur la frontière pakistano-afghane. Mais tous les groupes qui se réclament de "la base" (traduction littérale d’Al-Qaida) ont recherché, pour des raisons de visibilité internationale, quelquefois d’efficacité avec apport d’argent, d’équipements ou de main-d’oeuvre, l’adoubement du cheikh.

On est là au coeur même de la différence d’analyse entre un Marc Sageman, chercheur et expert du contre-terrorisme, et un Bruce Hoffman, professeur à Washington et spécialiste de la contre-insurrection, dont Jean Pierre Filiu est un proche. Pour M. Sageman, Al-Qaida s’est tellement décentralisée qu’elle est devenue un "mouvement social" sans frontières, une marque, une franchise qui permet l’émergence de "loups solitaires", des djihadistes qui passent à l’action seuls, ou presque. MM. Hoffman et Filiu, eux, continuent de croire à la centralité du haut commandement de l’ex-Saoudien.

Ted Gistaro, un analyste militaire américain, a choisi son camp : "Ben Laden demeure "la" source d’autorité, le guide stratégique et tactique. Avec Zawahiri, c’est lui qui maintient l’unité d’Al-Qaida, sa vision stratégique et ses priorités opérationnelles." En clair, il faut qu’ils soient pris. "Morts ou vifs", comme disait George W. Bush.
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Patrice Claude