"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

8 septembre 2008

La traque de l’anthrax

Aux Etats-Unis,
tout le monde attribuait au terrorisme islamique l’envoi des lettres du charbon.
Pas moi…
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Le bacille du charbon a tué Bob Stevens le 5 octobre 2001, soit moins d’un mois après l’attaque des tours de Manhattan. Le 12 octobre, la presse révélait que ce photo journaliste de soixante trois ans avait été contaminé dans son bureau de la société américaine Media Inc. (AMI), à Broca Raton, en Floride. On n’avait retrouvé des spores dans tout l’immeuble, en particulier dans la salle du courrier et sur le clavier d’ordinateur de la victime. Le jour même, je reçu un appel de James R. Fitzgerald, « profileur » au FBI et expert en évaluation des menaces. Il m’a apprit qu’on avait également découvert le bacille du charbon dans les locaux de la chaîne de télévision NBC et m’informa qu’il allait sans doute m’envoyer quelques documents, des lettres expédiées par un terroriste biologiste.

Qu’il m’ait choisit pour destinataire, moi qui enseigne la littérature anglaise à Vassar College, curieux. Au cour de mes dix premières années d’enseignement, mon expérience de la tragédie humaine n’a jamais dépassée l’étude de Titus Andronicus, de Shakespeare. Mais aujourd’hui, lorsque je ne suis pas à la faculté, je passe le plus clair de mon temps avec des instituteurs de police, des agents du FBI et des membres du parquet. Mon numéro de téléphone personnel est sur liste rouge et, si je reçois un courrier inattendu, il doit être radiographié ou détruit. Sur les rayonnages de mon bureau, les grandes œuvres de la littérature ont cédés la place aux écrits d’affabulateurs, de terroriste, de ravisseurs, du tireur fou de Washington comme du « tueur au charbon ».

Tout à commencé en janvier 1996, lorsque les éditions Random house ont publiées Primary Colors, un ouvrage dont l’auteur restait anonyme. La rédaction du magazine New York m’a demandé de l’identifié grâce aux méthodes que j’utilisais pour retrouver les auteurs de poèmes ou de pièces de théâtre anciens. En me fondant essentiellement sur la bonne vieille analyse linguistique, je suis parvenu à la conclusion que l’écrivain n’était autre que Joe Klein, chroniqueur à Newsweek, qui s’est empressé de m’opposer un démenti à la télévision lorsque , cinq mois plus tard, il a fini par reconnaître qu’il était bel et bien l’auteur du livre, la police judiciaire et la justice ont très vite trouvé des applications pratiques aux travaux de mes collègues et moi-même menions. Jamais je n’aurais imaginé que mon petit succès me conduirait de la pure fiction à la cabane du Montana où « Unabomber » avait gribouillé son manifeste, dans le milieu de la Mafia irlandaise de Boston, au parc olympique d’Atlanta, où, pendant les jeux de 1996, une soi-disant « armée de Dieu » avait commis un attentat à la bombe. Et encore moins, dans le cadre de l’affaire du charbon, jusque au cœur propre de défense contre les attaques biologiques.

La principale difficulté à enquêter en matière de lettre anonyme, est tout simplement, qu’il yen a trop ! Dans le cas des lettres de menace aux bacilles du charbon, c’est une véritable épidémie. Depuis la première, qui date d’avril 1997, les autorités judiciaires ont eu à traiter une quantité phénoménale de courrier menaçant leurs destinataires de risques chimiques ou biologiques. La plupart des lettres de ce genre contiennent, en plus du message de leur auteur, un peu de poudre parfaitement inoffensive (généralement un produit ménager). La police et le FBI appliquent alors une technique bien rodée: confisquer lettre et enveloppe à leurs destinataires en s’assurant que celui-ci n’en conserve aucune copie ; faire analyser la poudre pour confirmer son innocuité ; annoncer que « l’incident fera l’objet d’une enquête criminelle » ; et, enfin, classer les documents au fond d’un dossier d’où on ne les exhumera probablement jamais.

Malheureusement, lorsqu’on applique cette stratégie à une affaire aussi importante que celle des meurtres au bacille du charbon perpétrés en 2001, des indices essentiels risquent de passer inaperçus. Tout le monde a pu voir des reproductions des lettres reçues dans le New jersey, qui proclamaient « MORT A L’AMERIQUE. MORT A ISRAEL ». Ces quelques mots ont livrés beaucoup plus d’informations qu’on ne pourrait le supposer. Et c’est parce que de nombreux documents suspects relatifs à l’affaire ont été classés que je me suis, finalement, résolu à m’exprimer.

Ce jour-là, l’agent du FBI James Fitzgerald m’appela pour me dire qu’on avait diagnostiqué une infection cutanée due au bacille du charbon chez une assistante de NBC, Erin O’connor. Celle-ci avait, dix-sept jours plus tôt, ouvert une lettre contenant de la poudre et adressée à Tom Brokaw, présentateur vedette de la chaîne. Beaucoup moins dangereuse que l’infection par inhalation qui avait tué Bob Stevens, la forme cutanée du charbon est généralement contractée en cas de coupure ou d’égratignure de la peau. Quelques jours plus tard, je reçu une copie de cette lettre, postée le 18 septembre à Trenton (New Jersey). Elle portait le message suivant : « 09-11-01. C’EST LA SUITE. PRENEZ DE LA PENACILINE TOUT DE SUITE. MORT A L’AMERIQUE. MORT A ISRAEL. ALLAH EST GRAND. »

L’Amérique, encore sous le choc des attentats du 11 septembre, était maintenant l’objet d’une attaque bioterrorisme. Le lundi 15 octobre à Washington, une enveloppe fermée par du ruban adhésif, et dont l’adresse était rédigée d’une écriture manifestement enfantine, fût ouvert dans le bureaux de Tom Daschle, le chef de la majorité sénatoriale. Un nuage de poudre se dispersa dans l’air. Cette fois, la lettre disait : « 09-11-01. VOUS NE POUVEZ PAS NOUS ARRETER. NOUS AVONS CE CHARBON. VOUS MOURREZ, MAINTENANT. AVEZ-VOUS PEUR ? MORT à L’AMERIQUE. MORT A ISRAEL. ALLAH EST GRAND. » Des échantillons de poudre provenant de ces 2 lettres furent envoyées au siège de l’institut militaire de recherche médicale sur les maladies infectieuse(USAMRIID). Ce que découvrirent les experts étaient plus inquiétant : non seulement la poudre était identique à celle qui avait tuée Bob Stevens, le photojournaliste de Floride, mais il s’agissait de la souche Ames, utilisée dans le programme de défense biologique des Etats-Unis. Ce produit, distribué par l’USAMRIID lui-même, était sans cesse n’être détenu que par une dizaine de laboratoires, dans des conditions de sécurité draconiennes. De plus, cette souche de bacilles avait été « militarisée », c’est – à-dire, réduite des particules extrêmement dangereuses d’à peine 1 à 3 microns. Sa concentration était absolument stupéfiante : la poudre contenant mille milliards de spores toxiques par gramme.

Au début, j’étais tout prêt à croire que les bacilles étaient d’une « variété rustique », comme l’avait dit la presse, et que les envois provenaient d’extrémistes islamiques. Ce qui m’intriguait, c’était le fait que Washington annonce si vite la probabilité d’une piste américaine. Mais, en décortiquant les lettres, je vis rapidement les signaux d’alertes passés au rouge. Les lettres adressées à Brokaw et à Daschle étaient datées du « 09-11-01 ». La plupart des américains écrivent les dates dans cet ordre (mois-jours-année), alors que presque partout ailleurs dans le monde on utilise la séquence jour-mois-année. Ces lettres avaient-elles donc été postées par un Américain ? peut-être, mais pas forcément… Toute personne qui séjourne aux Etats-Unis apprend la forme mois-jour-année. Mais, d’abord, pourquoi écrire la date ? Et pourquoi celle-ci en particulier ?

Bien que le cachet de la poste figurant sur les enveloppes soit du 18septembre pour la lettre de Brokaw et du 9 octobre pour celle destinée à Daschle, leur auteur voulait que les enquêteurs établissent une relation entre les empoisonnements au charbon et les attentats du 11 septembre. Mais lorsqu’on vous dit ce que vous devez penser, cela vous fait regarder à deux fois.

L’adresse figurant au dos de la lettre envoyée à Daschle apportait une autre information : « Franklin Park, NJ 08852 ». Une rapide recherche sur Internet m’apprit qu’il existe bien, dans le New Jersey, une localité nommées Franklin Park, à 30 kilomètres au nord de Trenton, où les lettres avaient été postées. Quand au code 08852, il correspond à Monmouth Junction, une autre ville du même Etat. Ces trois communes se trouvent le long de la route 95. De toute évidence, l’auteur connaissait bien le New Jersey et, en semant tous ces indices géographiques, il devait se douter que les autorités le rechercheraient là.

La lettre destinée à Tom Daschle, indique à un courrier adressé au sénateur Patrick Leahy, qu’on ne découvrit que le 16 novembre 2001, était censée provenir de la « classe de CM1, école de Greendale ». Cette prétendue origine scolaire donnait à l’enveloppe une allure inoffensive. De fait, les écoliers américains écrivent aux élus, le plus souvent au titre d’un projet intéressant une classe entière. Une telle particularité culturelle pouvait-elle être connue et exploitée par une cellule d’Al Quaïda ? Ayant établi qu’il n’existait aucune école de Greendale dans le New Jersey, j’élargis le périmètre de mes recherches. En fait, j’en découvris plusieurs dans d’autres Etats. Or il n’est pas rare que les auteurs de lettres de menaces s’inspirent de leur propre expérience.

Dans la matinée du 23 octobre, je participai à une émission d’informations télévisées pour faire part de quelques observations. Etions-nous censés croire que celui qui avait conditionné et posté cette poudre « de fabrication professionnelle »pensait que la pénicilline était l’antibiotique indiqué, mais ne savait pas orthographier ce mot ? Ecrire « pénacilline » était sa manière de dire : « Vous voyez, je ne connais pas grand-chose aux antibiotiques. Je ne sais même pas comment s’écrit pénicilline. Je ne suis qu’un fanatique étranger à demi illettré. »

A peu près à la même époque, on diagnostiqua des infections cutanées chez des employés du New York Post et de CBS, ainsi que chez le petit garçon d’un producteur d’ABC News (en ce qui concerne ces cas, on ne retrouva qu’une seule lettre contaminée).

Les objectifs visés étaient un journal de Floride, les chaînes de télé ABC, CBS et NBC, le New York Post et le Sénat américain. Les enveloppes étaient soigneusement fermées et contenaient un message recommandant au destinataire de suivre un traitement médical. Rien de tout cela ne permettait de conclure à une opération d’Al Qaïda, pas plus qu’à l’œuvre d’un tueur en série opérant au hasard. La quantité et la provenance de la poudre associées aux fautes d’orthographes et aux mises en garde m’amenait à voir la main d’un scientifique américain. Quelqu’un essayait de faire passer un message.

Je m’efforçais d’imaginer le cheminement de la pensée de l’expéditeur : nous sommes le 11 septembre et l’Amérique vient d’être attaquée. Monsieur X, spécialiste américain des armes biologiques, sait que, si l’agresseur passe des avions au bacille du charbon, nous sommes très al partis. Le budget consacré à la défense biologique est trop faible et les autorités sanitaires ont suspendu la fabrication du vaccin BioPort contre le charbon, dans l’attente d’une nouvelle autorisation de mise sur le marché. Il suffirait peut-être d’une dose du produit pour que le pays soit mis en état d’alerte maximale et que le gouvernement reconsidère ses priorités. En fermant hermétiquement les enveloppes au ruban adhésif, on évitera que la poudre se répande d’arriver à destination. Et, grâce aux messages qu’elles contiennent, il n’y aura pas de mort, tous les destinataires ayant pris à temps l’antibiotique adéquat. Les super spécialistes américains de la guerre biologique, y compris peut-être, Monsieur X lui-même, obtiendront la reconnaissance et le respect qu’ils méritent depuis longtemps.

Quelques jours après les attentats du 11 septembre, le FBI révèle que plusieurs des pirates de l’air ont séjournés à Delray Beach, en Floride. Monsieur X ne perd pas de temps à élaborer la suite : le premier attentat au bacille du charbon aura lieu dans le comté de Palm Beach, de façon que les autorités fassent le lien avec la cellule terroriste de Delray. C’est sur Internet que Monsieur X trouve la cible idéale : American media, une société qui édite des journaux distribués dans les supermarchés. Une fois la lettre arrivée, on appellera la police et celle-ci fera analyser la poudre. Lorsqu’on apprendra que ce n’est pas du bluff, la défense biologique deviendra la préoccupation numéro un de l’Amérique.

Ainsi part la première lettre de Floride, destinée à AMI, bizarrement, il ne se passe rien. Pour Monsieur X, c’est à croire que son courrier est allé à la corbeille sans même avoir été ouvert. Entre-temps, le FBI a appris que certains autres pirates résidaient dans le New jersey, Monsieur X prépare une nouvelle salve. Cette fois, il va s’en prendre à NBC et au New York Post, et peut-être à ABC et CBS. Le 18 septembre, c’est du New Jersey qu’il expédie un nouveau paquet de lettres empoisonnées contenant, cette fois, un message plus explicite : « MORT A L’AMERIQUE, MORT A ISRAEL ALLAH EST GRAND ». A coup sûr, l’une de ces lettres sera ouverte. Monsieur X regarde régulièrement les informations télévisés du 18 septembre au 1er octobre. Toujours rien. Mais voilà que le 4 octobre, on diffuse une nouvelle inquiétante ; à Boca Raton, une infection pulmonaire due au bacille du charbon a été diagnostiquée chez un photographe de presse d’American media. Ainsi donc, la lettre a bien été ouverte, mais sans qu’on l’attribue à quiconque.

Le 5 octobre, Bob Stevens succombe, Monsieur X a maintenant un mort sur la conscience et le pays n’a pas eu connaissance du message d’avertissement : on pense que la contamination de Stevens, qui vivait beaucoup au grand air, pourrait avoir des causes naturelles. Monsieur X laisse encore passer quelques jours, espérant que l’une de ces lettres du 18 septembre sera repérée. Or, aucune n’a les honneurs de la presse. L’expéditeur se trouve alors dans une position inconfortable ; il doit mettre le pays en garde non seulement contre la menace d’Al Qaïda, mais encore contre ses propres agissements.

Le 9 octobre, il expédie des lettres à 2 sénateurs du parti libéral en y plaçant 1 à 2 grammes de sa poudre la plus pure, réalisant le plus morte de tous ses envois. Cette, fois espère-t-il le pays tout entier en sera informé. Les 2 sénateurs seront mis sous antibiotiques et personne d’autre n’aura à en pâtir.

Le 12 octobre, on découvre l’existence de la lettre postée le 18 septembre à NBC. Les Américains vont enfin se rendre compte de leur vulnérabilité face au terrorisme biologique. Malheureusement, les machines de tri postal ont malmené les enveloppes et il y aura bien plus de victimes que ne le prévoyait Monsieur X.

Le 31 octobre 2001, à New York, Kathy Nguyen meurt d’infection pulmonaire par le bacille du charbon, à l’âge de soixante et un ans. Des prélèvements sont effectués à son domicile, sur son lieu de travail à l’hôpital de South Bronx et dans sa boîte aux lettres, sans qu’on y trouve la moindre spore. Après de nombreuses impasses, son décès finira par être considéré comme un mystère.

Le 21 novembre, une dame de nonante-quatre ans, Ottilie Lundgren, succombe au même mal à Oxford, dans le Connecticut. L’infection aurait pour origine une lettre contaminée par contact indirect. Sur un organisme affaibli, il suffit de quelques spores pour que le bacille du charbon fasse son œuvre en silence. Ottilie Lundgren n’a tout simplement pas eu de chance… Quelques 85 millions de lettres sont passées par les services postaux de Washington et du Ney Jersey en même temps que celles destinées à Daschle et Leahy, et il est même étonnant qu’il y est eu si peu de victimes.

Lorsque le FBI arrive dans le Connecticut pour enquêter sur l’affaire Lundgren, la presse réclame des informations à cor et à cri. Mais au sein d’Amerithrax, la cellule spéciale constituée par la police fédérale (ainsi dénommée en référence à anthrax, le nom américain du charbon), on reste très discret sur l’avancement des recherches.

Quatre mois après le premier envoi mortel, le FBI n’avait toujours pas identifié le suspect. En l’absence de nouveaux incidents, nous allions devoir essayer de trouver des écrits antérieurs du mystérieux tueur. Je m’intéressai aux envois du même genre effectués dans le passé et en découvris plusieurs semblants présenter des points communs. L’écriture et les expressions utilisées ressemblaient parfois à celles des documents présents.

L’incident le plus ancien remontait à avril 1997. Sous la signature du « Groupe anti-Holocauste de Hillel », phraséologie empruntée au négationniste Ernst Zundel, quelqu’un avait envoyé, par la poste, une boîte de Petri au siège de l’organisation juive B’nai B’rith, à Washington. La boîte, qui s’était cassée en cours de route, contenait le Bacillus cereus, utilisé, dans la recherche sur les armes biologiques, pour simuler le bacille du charbon. Une équipe de spécialistes des produits dangereux était intervenue et des pâtés de maisons entiers avaient été évacués.

En recherchant des informations sur cette affaire, je découvris dans un vieux numéro du Washington Times une interview de Steven Hatfill, alors virologue à l’Institut national de la santé, présenté comme ayant « beaucoup réfléchi à la question du bioterrorisme ». Le journal décrivait ce qu’étaient, selon lui, les 4 niveaux distincts » de risque d’attentat biologique:

1er niveau. Celui qu’a connu B’nai B’rith, ne met pas en œuvre des agents réellement dangereux, (« Salut, Ici Abdul. Nous avons mis du bacille du charbon dans la nourriture de la cantine scolaire de Throckmorton. » En réalité, Abdul n’a rien fait du tout.) On fait évacuer les bâtiments publics en cas d’alerte à la bombe à la bombe, mais pour les alertes au bacille du charbon ? Après tout, l’une d’elles pourrait, tôt ou tard, se présenter.

2ème niveau. Il consiste à diffuser des bactéries bien réelles… mais sans rechercher une contamination à grande échelle. Seules quelques personnes seront infectées, et il n’y aura probablement pas de morts.

3ème niveau. On essaie d’atteindre un grand nombre de personnes, voire de les tuer. Quelques spores du charbon dans le système de ventilation d’un cinéma, et le tour est joué. Il en résultera une panique considérable, même si le nombre des malades e, peut-être, des morts ne dépasse pas la centaine.

4ème niveau. C’est celui d’une épidémie capable de s’auto entretenir et impossible à arrêter.

Je recherchais sur Internet s’il existait une école de Throckmorton et ne trouvait rien d’intéressant, hormis la localité du même nom dans le Texas et le centre d’études botaniques Throckmorton, à l’Université du Kansas. Je me demandai s’il existait une relation entre le scénario de « la cantine scolaire de Throckmorton » et l’ »Ecole Greendale » de notre tueur.

En 1997, il y avait plusieurs cas de diffusion de gaz toxiques dans des aéroports de la région de Washington. A ce propos, Insight, un supplément du Washington Times, avait alors publié une deuxième interview de Hatfill. Celui-ci estimait que de tels incidents pouvaient servir de répétition générale à une éventuelle action terroriste utilisant, cette fois, le bacille du charbon.

On apprenait dans l’article que, à la fin des années 70, Steven Hatfill travaillait au Zimbabwe (qui s’appelait encore Rhodésie), où « une épidémie de charbon due à des causes naturelles avait touché 10'000 personnes ». De 1978 à 1980, il avait, dans ce pays qui pratiquait l’apartheid, assisté à la pire épidémie de charbon jamais observée, dans une partie de l’Afrique où cette maladie était rare.

Le caractère « naturel » de cette épidémie reste contestable, certains spécialistes ayant laissé entendre qu’elle aurait été délibérément provoquée et constituait une agression contre les cités noires. D’aucuns avancent qu’elle pouvait être l’œuvre des Selous Scouts, une milice soutenue par le gouvernement rhodésien.

En janvier 2002, en examinant mes documents concernant Hatfill et ses publications scientifiques accessibles au public, je tombai sur une brève autobiographie. Bien qu’il fût américain, il affirmait avoir eu des contacts, dans le cadre militaire, avec les Selous Scouts. Dans le même texte, il indiquait qu’il était diplômé de la faculté de médecine Godfrey Huggins de Harare, la capitale du Zimbabwe, où il avait fait ses études de 1978 à 1984.

Existait-il une école Greendale quelque part en Afrique ? En cherchant sur Internet, je découvris l’école Courteney Selous, à Greendale, une opulente banlieue blanche de Harare, à moins de 2 kilomètres de la faculté Godfrey Huggins qu’avait fréquentée, six années durant, Steven Hatfill.

Dès lors, je me concentrai sur ce personnage. C’est ainsi que je tombai sur une autre information surprenant ; en novembre 2001, quelques-uns des meilleurs experts occidentaux de la guerre biologique s’étaient réunis à Swindon, en Angleterre, à l’occasion d’un séminaire de la Commission de surveillance, de vérification et d’inspection des Nations unies. Pendant cette formation, qui avait duré 12 jours, une autre lettre empoisonnée, postée de Londres, avait été envoyée au sénateur Daschle. L’un des principaux participants au séminaire était… Steven Hatfill. La poudre que contenait la lettre s’étant révélé inoffensive, l’affaire fut classée et les recherches arrêtées.

En 1999, Hatfill avait quitté l’USAMRID pour entrer à la Science Applications International Corporation (SAIC), une société qui travaillait pour le ministère américain de la Défence et la CIA, qu’il avait également quittée en mars 2002, deux mois après avoir subi un examen au détecteur de mensonge dans le cadre de l’enquête sur le charbon. Il disait que l’examinateur avait trouvé ses résultats satisfaisants (à l’époque, le FBI soumettait de nombreux scientifiques à ce genre de contrôle). Hatfill travaillait à la construction, sur un vieux châssis de camion, d’une maquette de laboratoire d’études microbiennes mobile, et il avait continué, après avoir quitté le SAIC. Peu après, l’armée avait transporté le véhicule à Fort Bragg, en caroline du Nord, pour servir à l’entraînement des Services spéciaux dans la perspective de la guerre en Irak.

En décembre 2001, Barbara Hatch Rosenberg, spécialiste des armes biologiques, publia une communication concernant l’expéditeur des lettres toxiques. Selon elle, il s’agissait d’un scientifique américain, qu’on pouvait, en raison de ses compétences et du fait qu’il détenait de la poudre de souche Ames, situer dans un service officiel en relation avec un laboratoire américain.

En mars 2002, elle déclara, sur la BBC, que les personnes décédées dans les affaires récentes pouvaient avoir été victimes d’une opération secrète visant à étudier la possibilité d’un envoi par la poste de véritables bacilles du charbon. Malgré les précautions prises pour fermer hermétiquement les enveloppes, l’expérience aurait mal tourné. Bien que cette hypothèse surprenante lui avait valut bien de critiques, certains, dans le cercle très fermé de la guerre biologique, pensèrent qu’elle avait peut-être vu juste.

Je la rencontrai en avril et nous confrontâmes nos notes. Il apparut que nos recherches nous avaient, par des chemins distincts ou pour des raisons différentes, menés dans la même direction.

Les semaines passaient. Les documents complémentaires que j’attendais du FBI n’arrivaient pas. L’agent James Fitzgerald, principal analyste de textes du FBI, demanda à examiner les mêmes dossiers et se heurta au même refus. Certes, je ne fais pas partie de la maison et je ne collabore avec le FBI que depuis six ans, mais, aux cours des vingt enquêtes auxquelles j’ai participé, jamais je n’ai senti une telle réticence à autoriser l’examen de documents pouvant être déterminants.

Barbara Rosenberg, elle aussi à bout de patience, rencontra les membres de la commission judiciaire du Sénat, le 18 juin 2002 et leur exposa les éléments dont, elle et moi, disposions. Le chef de la cellule Amerithrax assistait à la réunion. Les sénateurs se montrèrent très attentifs. Le FBI aussi, semble-t-il : exactement une semaine plus tard, il perquisitionna au domicile de Hatfill.. D’après un porte-parole de la police fédérale, cette fouille fut pratiquée sans mandat, Hatfill y ayant consenti.

Je fus soudain inondé de documents émanant tant de la presse que des milieux scientifiques : lettres, courriers électroniques, curriculum vitae et spécimens d’écriture manuscrite. J’appris ainsi que Hatfill avait assisté à un séminaire sur le terrorisme, à Washington, le 24 avril 1997, soit le jour même de l’affaire B’nai B’rith, Le lendemain, dans une lettre adressée à l’organisation du séminaire, il se déclarait « particulièrement désireux de s’impliquer davantage dans ce domaine », ajoutant que la coïncidence entre l’envoi de la boîte de Petri et le séminaire montrait bien que ce sujet était « capital pour la sécurité des Etats-Unis ». Parmi les documents désormais en ma possession figurait aussi un faux doctorat de l’Université de Rhodes que Hatfill avait pu produire pour être admis dans la fonction publique.

En tant que professeur de littérature anglaise, je ne fus pas moins intéressé par la découverte d’un roman inédit d’Hatfill ; Emergence. J’en lus le manuscrit à Washington, au Bureau de protection des droits d’auteur. Dans ce livre, un virologue irakien commet un attentat biologique pour le compte d’un mystérieux commanditaire, sous une identité acquise auprès de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) et à l’aide d’un pulvérisateur identique à celui avec lequel Stevens J. Hatfill avait été photographié dans le Washington Times. Mais un savant imaginaire, du nom de Stevens J. Roberts, est appelé à la rescousse et remonte la piste du coupable jusqu’en Irak. Cette intrigue à la Dr Folamour semble s’achever par un bombardement nucléaire américain sur Bagdad, mais, en trois pages, un épilogue amène un rebondissement étonnant. Le narrateur, un gangster russe révèle que sa propre organisation, et non l’Irak, est à l’origine de l’attentat bactériologique. On peut alors lire ceci :

La réaction fût à la mesure de nos espérances. Le FBI a maintenant consacré toutes ses forces à la lutte contre le terrorisme chimique et biologique, ce qui permet à notre organisation une expansion sans précédent.

Au cours de l’été 2002, le ministre de la Justice, John Ashcroft, commença à considérer Steven Hatfill comme «une personne digne d’intérêt ». En août, le FBI procéda à une nouvelle fouille de son appartement du Maryland. Dans son réfrigérateur, on découvrit une boîte de Bacillus thuringiensis, un insecticide couramment utilisé pour détruire les chenilles. Et qui sert également à simuler l’action du bacille du charbon, particulièrement en Irak.

Le 25 août, lors d’une spectaculaire conférence de presse, Hatfill cria à la persécution et protesta de son innocence, expliquant pourquoi il ne pouvait avoir commis ces crimes. Je le voyais pour la première fois. Il mesurait 1.80m et devait approcher les 100 KG, il avait les yeux bleu pâle et les commissures des lèvres tombantes. Faire l’objet d’une enquête, assurait-il, ne le gênait pas, à cela près que, pour lui, John Ashcroft avait « violé le neuvième commandement : Tu ne commettras point de faux témoignage » A ces mots, sa voix s’était brisée et ses yeux remplis de larmes.

La presse américaine semble prendre un malin plaisir à accabler la police fédérale. Pendant les neufs premiers mois de l’enquête, elle lui avait reproché de tourner en rond. Depuis, elle l’accusait d’avoir brisée la vie d’un homme. En mai, des agents du FBI, suivait Hatfill de si près que leur 4 x 4 lui avait roulé sur le pied. Et c’est lui que la police de Washington a déclaré depuis « regretter » de l’avoir fait (par l’intermédiaire de ses avocats, Hatfill s’est refusé à tout commentaire). Qu’il ait été ou non compromis, mon propos n’est pas de l’accuser des meurtres au bacille du charbon. Bien que je sois convaincu de l’implication d’un scientifique américain dans cette affaire, Hatfill pourrait être mis hors de cause demain, et peut-être même l’a-t-il déjà été au moment où vous lisez ces lignes.

Qui plus est, aucune preuve formelle ne l’incrimine. Mais les américains ont le droit d’en savoir un peu plus sur le système qui a permis à un Steven Hatfill de devenir l’un des spécialistes en bioterrorisme de leur pays. Voilà un type dont le diplôme de doctorat est faux, et qui affirmait encore en 2001 avoir été en relation avec les Selous Scouts, notoirement soutenus par le régime ségrégationnisme de la Rhodésie, à l’époque où une épidémie de charbon ravageait le pays. Je dispose de trois versions différentes de son CV, dont chacune contient des mensonges ou des affirmations fallacieuses.

Comment un tel individu a-t-il réussi à instruire des membres de la CIA, du FBI, des services de renseignements de la Défence, de l’armée de terre, de la marine, du corps des Marines et des affaires étrangères sur le maniement des germes mortels et les affaires de bioterrorisme ?

Comment a-t-il acquis, selon les termes de son CV, une «connaissance opérationnelle des anciens programmes américains et étrangers de la guerre biologique, de la production à grande échelle de substances pathogènes, bactériennes, parasitaires, virales, et de toxines propres à la guerre biologique, de stabilisateurs et autres additifs, de la dissémination de fluides mono ou biactifs, et de la conception de mini bombes » ?

Comment a-t-il pu être admis à travailler dans des laboratoires militaires de haut niveau sur des agents pathogènes exotiques tels que le virus Ebola et des germes de niveau 3 comme les bacilles de la peste botulique et du charbon ?

Comment quelqu’un dont des CV présentent tant d’incohérences a-t’il seulement pu avoir accès aux locaux où de tels produits sont conservé ?

Mentionnons toutefois que, de l’avis de plusieurs experts américains de la guerre biologique, les attentats su charbon ont eu leur bon côté. Ils ont contraint la Food and Drug Administration à valider enfin le vaccin BioPort et incité Washington à augmenter le budget de la lutte contre les armes biologiques, porté à 6 milliards de dollars pour la seule année 2003. Ils ont, en revanche, accaparé les forces de l’ordre, dans une période où elles étaient particulièrement sollicitées, et mis à mal les services postaux. Leur auteur a montré au monde comment perturber l’économie américaine à peu de frais et comment tuer sans grand risque de se faire prendre.

Enfin, maintenant que cela c’est produit, il est probable que cela arrivera à nouveau…

Don Foster


PS : Unabomber : surnom de Théodore Kaczynski, arrêté en 1996. En 18 ans, il avait envoyé 16 colis piégés ayant fait au total ; 3 morts et 28 blessés.