Dix ans après l’affaire des courriers piégés à l’anthrax, lesquels avaient tué cinq personnes, rendu malades 17 autres, et provoqué une vague de terreur aux Etats-Unis, des biologistes et des chimistes soulèvent encore la controverse quant à savoir si les enquêteurs du gouvernement ont bien arrêté le vrai coupable et si la longue enquête du FBI n’aurait pas omis des preuves importantes.
Aujourd’hui, trois scientifiques affirment que des résidus chimiques retrouvés dans les spores d’anthrax séchés – avec la présence surprenante d’étain – laissent penser que ceux-ci furent élaborés à travers un processus très complexe, contrairement aux dires des enquêteurs fédéraux, selon lesquels les germes étaient relativement simples. Ces scientifiques présentent leurs conclusions dans la prochaine publication de la revue Journal of Bioterrorism & Biodefense.
Des documents du FBI que s’est procuré le New York Times montrent que les scientifiques de l’agence se sont penchés sur la présence d’étain dès le début de leurs huit années d’enquête, présentant celle-ci comme un « élément digne d’intérêt » et comme une preuve potentiellement cruciale pour l’enquête criminelle. Le FBI a par la suite abandonné sa longue enquête et n’a plus jamais évoqué publiquement l’étain, ni présenté d’explications détaillées sur la manière dont, d’après l’agence, l’anthrax aurait été synthétisé.
Le nouvel article [à paraître] soulève – pour la première fois dans une revue scientifique – la question de savoir si Bruce E. Ivins, l’expert militaire en bio-défense identifié par le FBI comme étant à l’origine des attaques, a reçu de l’aide pour se procurer l’anthrax, voire celle de sa [complète ] innocence.
La présidente du comité de l’Académie Nationale de la Science, qui a passé un an et demi à examiner les analyses scientifiques du FBI, ainsi que le responsable d’une nouvelle étude menée par le Département d’investigation du Congrès ont déclaré que cette publication soulevait d’importantes questions qui doivent trouver des réponses.
Alice P. Gast, présidente de l’université de Lehigh et présidente du comité de l’Académie, a déclaré que l’article « indique des liens sur lesquels il est nécessaire de se pencher. »
Le Dr. Gast, experte chimiste, a déclaré que les « signatures chimiques » de l’anthrax retrouvé dans les courriers, ainsi que leur importance potentielle dans le cadre d’une enquête criminelle, n’avaient pas été examinées avec assez d’attention. « On n’a tout simplement pas enquêté avec autant de perspicacité qu’au niveau de la microbiologie, » a-t-elle expliqué, faisant référence à l’analyse des micro-organismes. Elle a également noté que le comité académique avait demandé un examen complet des études officielles classifiées sur l’anthrax, auxquelles son comité n’a jamais pu avoir accès.
Au cours d’interviews, les trois auteurs ont déclaré que leur analyse laisse penser que le FBI a très bien pu inculper la mauvaise personne et que l’enquête doit être réouverte. Leurs déclarations pourraient renforcer la demande qu’une commission nationale enquête sur la première attaque bio-terroriste majeure de l’histoire des Etats-Unis.
Cependant, d’autres scientifiques ayant lu l’article ont expliqué que l’étain pourrait n’être qu’un élément externe ayant contaminé les échantillons, et non pas la preuve d’un procédé de fabrication complexe. De plus, le ministère de la Justice n’a pas changé quoi que ce soit à ses conclusions selon lesquelles les lettres mortelles ont été envoyées par le Dr. Ivins, un spécialiste militaire de l’anthrax qui a travaillé à Fort Detrick, et qui s’est suicidé en 2008, alors que les procureurs s’apprêtaient à le mettre en examen.
Dean Boyd, porte-parole pour le ministère de la Justice, a déclaré que l’article ne présentait « strictement aucune preuve qui démontrerait que les spores utilisées dans les courriers auraient été synthétisées » dans un lieu autre que Fort Detrick. Il a expliqué que les enquêteurs pensent que le Dr. Ivins a lui-même procédé au développement et au séchage des spores d’anthrax.
« Les spéculations au sujet de certaines caractéristiques des spores ne sont que des spéculations, a déclaré Mr. Boyd. Rien ne nous amène à remettre en cause nos conclusions. »
Les scientifiques ne s’attendaient pas à trouver de l’étain dans les échantillons, car il tue les micro-organismes et il est utilisé dans les produits antibiotiques. Les auteurs de l’article expliquent que sa présence dans les courriers contaminés les amène à penser que les germes, après leur culture et leur assèchement, ont été enduits d’une couche de silicone spéciale, l’étain étant un catalyseur chimique. L’adjonction de cette couche, que l’on appelle dans les milieux spécialisés une micro-encapsulation, est fréquente dans la synthèse de médicaments ou d’autres produits.
« Cela indique qu’ils ont été synthétisés selon un procédé très spécial nécessitant une expertise particulière, » a déclaré Martin E. Hugh-Jones, principal auteur de l’article et expert mondialement reconnu sur l’anthrax, qui enseigne à l’université de Louisiane. Les germes mortels envoyés par courrier aux agences de presse et à deux sénateurs américains, ajoute-t-il, étaient « bien plus sophistiqués que nécessaire [NdT : pour être mortels]. »
L’article du Dr. Hugh-Jones a été coécrit avec Barbara Hatch Rosenberg, biologiste, et Stuart Jacobsen, chimiste, tous deux ayant publiquement mis en cause l’enquête et critiqué le FBI depuis plusieurs années.
En 2008, quelques jours après le suicide du Dr. Ivins, le FBI a rendu publique une enquête de grande envergure, mais sans preuve directe à son encontre. L’an passé, l’agence a officiellement clos l’affaire, reconnaissant que plusieurs questions émises par certains scientifiques restaient sans réponses, tout en insistant sur le fait que les preuves à l’encontre du Dr. Ivins étaient écrasantes.
Les enquêteurs ont découvert que le microbiologiste était resté travailler inhabituellement tard à son laboratoire les jours qui ont précédé les envois de courriers à l’anthrax en septembre et octobre 2001 ; qu’il envoyait régulièrement des courriers et colis sous des noms d’emprunt ; qu’il avait déjà proféré des menaces de mort, et qu’il avait déjà parlé du « Crazy Bruce », sa deuxième personnalité qui faisait des choses dont il ne parvenait pas à se souvenir.
Le Dr. Ivins avait caché à sa famille et à ses proches son obsession pour une fraternité étudiante – le Kappa Kappa Gamma, dont l’un des bureaux est situé près de la boîte aux lettres de Princeton, d’où les lettres ont été envoyées. Le FBI avait mis le Dr. Ivins sur écoute, lequel expliquait, d’une manière ambiguë, qu’il « ne se souvenait plus » d’avoir envoyé les lettres, qu’il n’avait « pas la nature d’un tueur, » et que « au fond de moi, je sais que je n’aurais pas pu faire ça. »
Néanmoins, aucune preuve directe ne relie le Dr. Ivins au crime. Plusieurs anciens collègues du scientifique ont affirmé qu’il n’avait pas pu fabriquer l’anthrax et que les enquêteurs avaient amené un homme fragile à se suicider. Ils ont noté que le FBI avait enquêté sur plusieurs autres suspects, le plus connu étant un ancien scientifique militaire, le Dr. Steven J. Hatfill, que l’agence a finalement écarté de l’affaire en lui versant un règlement compensatoire de 4,6 millions de dollars.
Dans son rapport de février dernier, le Comité de l’Académie nationale de la science a fortement critiqué plusieurs rapports scientifiques du FBI, expliquant que les liens génétiques entre l’anthrax des attaques et une réserve du laboratoire du Dr. Ivins n’étaient « pas aussi concluants » que ce que le FBI affirmait.
Si les auteurs de ce nouvel article ont raison au sujet de l’enveloppe de silicone et d’étain, tout porte alors à croire que le Dr. Ivins n’aurait pas pu fabriquer seul la poudre d’anthrax uniquement avec l’équipement qu’il avait à disposition, contrairement à ce qu’a toujours affirmé le FBI. Cela impliquerait alors qu’Ivins aurait obtenu la poudre ailleurs, ou bien qu’il n’est pas à l’origine des courriers.
Si le Dr. Ivins n’est pas à l’origine de la fabrication de la poudre, alors l’anthrax secrètement fabriqué par le gouvernement, et synthétisé pendant des années par les militaires et la CIA, pourrait constituer une source envisageable.
Le Dr. Ivins était en contact avec plusieurs chercheurs qui travaillaient sur ces travaux secrets.
Le département d’investigation du Congrès mène actuellement sa propre analyse des preuves sur l’anthrax. Nancy Kingsbury, superviseuse officielle du projet, a déclaré que l’agence avait interrogé les auteurs de l’article et avait déterminé que « leurs questions sont légitimes. »
En dehors de l’univers des laboratoires, l’étain est un additif couramment utilisé pour tuer les micro-organismes dans des produits tels que la peinture, les isolants pour bois ou même le dentifrice. Mais d’après les microbiologistes, les éléments nutritifs et les additifs utilisés pour faire se développer le Bacillius Anthracis, la bactérie de l’anthrax, ne comportent généralement pas d’étain.
Fin 2002, alors que le FBI découvrait des quantités importantes d’étain dans les poudres des courriers, ils entreprirent d’en découvrir la source. En 2003, d’après ce que montrent des révélations du Times sur les quelque 9600 pages de documents du FBI, l’agence désignait l’étain comme « un élément digne d’intérêt » – faisant écho à sa terminologie concernant les suspects humains.
Au fil des années, le FBI a mené des centaines de tests dans le but de déterminer l’utilisation de l’étain en microbiologie et son importance dans les germes de l’anthrax des courriers. L’agence a également recherché des indices sur la manière dont les spores avaient été enduites de silicone, que les Etats-Unis avaient utilisé des dizaines d’années auparavant comme enduit pour ses armes biologiques. En 2005, au cours d’un colloque interne du FBI, des scientifiques ont indiqué que l’étain pouvait être l’ « empreinte digitale » des germes d’anthrax des courriers.
Après cette révélation, la discussion autour de cet indice judiciaire a disparu du domaine public, excepté dans un passage d’un communiqué de presse. « Bien que l’empreinte chimique des spores soit intéressante, expliquait le communiqué, elle n’est pas pertinente pour l’enquête. »
Finalement, le FBI – sans faire allusion à ses recherches en interne sur l’étain – a déclaré publiquement que les germes des courriers ne présentaient pas de couche spécifique, expliquant que les conclusions de leur enquête renforçaient leurs découvertes sur le fait que le Dr. Ivins avait lui-même cultivé et fait sécher les spores, en utilisant un équipement standard, dans son laboratoire de Fort Detrick.
Plusieurs experts sur l’anthrax qui ont lu le nouvel article à la demande du Times ont déclaré qu’ils pensaient que les auteurs avaient négligé d’examiner la possibilité que l’étain et le silicone aient pu n’être simplement que des éléments ayant contaminé les échantillons plutôt que des additifs sophistiqués.
Johnathan L. Kiel, un scientifique de l’Air Force à la retraite et ayant travaillé sur l’anthrax pendant plusieurs années, a déclaré que les spores « ramassent n’importe quoi, » et que le silicone pourrait très bien n’être qu’un résidu d’un produit commercial utilisé sur du matériel de laboratoire en verre afin d’empêcher les spores de coller. Selon lui, l’étain peut très bien provenir de récipients de laboratoire en métal, bien qu’il n’ait pas vérifié si cette hypothèse était envisageable.
« Cela n’a pas besoin de provenir d’un processus ultra-secret, » explique le Dr. Kiel. D’autres experts ont émis l’idée que l’étain puisse provenir de produits antimoussants, de désinfectants ou de l’eau.
Le problème avec cette hypothèse est que le FBI a passé des années à tester l’étain dans ses laboratoires d’analyse en microbiologie et n’en aurait pas trouvé la trace, d’après les documents de l’agence.
Le Dr. Gast, présidente du comité de l’Académie Nationale de la Science, a précisé que son groupe avait vivement recommandé que les enquêtes futures sur les attaques examinent les rapports gouvernementaux classifiés sur l’anthrax.
Elle affirme qu’un accès direct aux archives classées secrètes est « un moyen crucial d’apporter davantage de clarté sur ce que l’on sait et sur ce que l’on ne sait pas. »
William J. Broad
Scott Shane
New York Times