"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

20 novembre 2009

Les manuels de torture de l’armée des États-Unis

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Les condamnations de la torture par des parlementaires états-uniens, après la publication de photographies de sévices à la prison d’Abou Ghraib, ne doivent pas faire oublier que ces mêmes parlementaires ont exigé le rétablissement de la torture pour lutter contre le terrorisme après le 11 septembre. Les pratiques actuelles sont l’application minutieuse de manuels militaires en vigueur en Amérique latine depuis quarante ans, d’abord sous les ordres directs de Klaus Barbie, puis sur les instructions politiques de Dick Cheney et John Negroponte.

La condamnation quasi-unanime par les parlementaires états-uniens des sévices et tortures perpétrés au centre de détention d’Abou Ghraib, après que des photographies aient été reprises et diffusées par CBS, ne doit pas relativiser ces pratiques, ni masquer leur généralisation au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Faisons abstraction des parenthèses de l’opération afghane sous-traitée par les afghans eux-mêmes, fin 2001, et de l’écrasement d’une armée irakienne en déliquescence au printemps 2003. En l’absence de conflit conventionnel et officiel, qui implique une confrontation directe entre des États, cette guerre, que les dirigeants de Washington ont aussitôt affranchie de toute limite spatiale et temporelle, rapidement écartée du cadre légal des Conventions de Genève, puis menée en bonne partie sous couvert du secret-Défense n’a jamais, même en surface, pris l’aspect d’une véritable guerre autrement que dans la rhétorique officielle. Il ne s’est pas agi de la résolution d’un conflit politique par une confrontation entre deux armées, mais d’une conquête coloniale incluant le contrôle des populations civiles et la captation de ressources naturelles. Pourquoi donc feindre l’étonnement face à ces images, scientifiquement mises en scène, destinées à contenir psychologiquement l’adversaire réel ou potentiel ? Parce que si guerre il y a, elle n’a lieu que contre des civils, d’abord soumis au Shock and Awe jusqu’à l’hébétude, puis effrayés par la torture jusqu’à la résignation.

On ne peut enlever à George Soros le crédit de la lucidité lorsqu’il remarque dans un article récent que l’événement qui a secoué les États-Unis était bien « les photos » et non pas la connaissance des pratiques. Il y relate un entretien informel avec des investisseurs de Wall Street aboutissant à un consensus selon lequel face au terrorisme, ils étaient majoritairement en faveur de la torture, mais à condition de n’en rien savoir.

Comment expliquer les différences de réaction face au débat sur le rétablissement de la torture, qui enthousiasmait des juristes et politiques états-uniens dès la fin de l’année 2002, et face à des photographies d’une pratique ordonnée, sinon par le fait que les images suscitent une réaction émotive dans l’opinion ? Nous parlions prudemment de « rétablissement de la torture », mais au vu des documents produits par les services états-uniens dès le début des années 60, largement diffusés depuis dans le cadre des opérations de contre-insurrection et déclassifiés ces dernières années, force est de constater que, loin des « bavures » ou « bizutages » évoqués de-ci de-là par l’état-major U.S., il s’agit bien d’une stratégie soigneusement réfléchie et appliquée loin du regard des médias. La torture en a toujours fait partie et constitue même l’un de ses piliers.

L’apparition de mouvements révolutionnaires de guérilla au début des années soixante, avec l’escalade de la guerre du Viêt-Nam et les premiers foyers de résistance marxiste en Amérique du Sud, pousse les conseillers de John Kennedy à élaborer des méthodes de contre-insurrection comme un ensemble de mesures militaires, politiques et économiques pour vaincre les mouvements de libération nationale dans le tiers-monde. Des unités spéciales telles que les Bérets verts de l’armée de terre, les SEAL (pour Sea-Air-Land Commandos) de la marine et la force d’opérations spéciales de l’armée de l’air sont déployées dans des dizaines de pays tels que le Honduras, l’Indonésie, la Thaïlande ou les Philippines et matent toute velléité d’indépendance politique et économique. C’est en 1963 qu’est rédigé le premier manuel de conduite d’interrogatoire, intitulé KUBARK Counterintelligence Interrogation. « KUBARK » étant un nom de code que la CIA s’était auto-attribuée. Il s’agit d’un guide détaillé des différentes méthodes ayant a priori pour but de soutirer efficacement des renseignements des « éléments de résistance », en commençant par les qualifications requises pour être un bon interrogateur et passant en revue les techniques coercitives servant cet objectif. On y trouve des recommandations matérielles du type « le courant électrique doit être connu à l’avance, pour que les transformateurs et autres appareils de conversion soient disponibles si nécessaire ». L’on y suggère de maintenir le prisonnier debout, de le priver de sommeil et de sensations tactiles et visuelles durant de longues périodes afin de briser sa volonté. Le manuel explique que dans les conditions « idéales », l’interrogé a l’impression de s’infliger lui-même les sévices et que des dispositifs tels qu’une cuve remplie d’eau ou un poumon artificiel sont « encore plus efficaces ». Bien entendu, l’introduction du manuel précise que celui-ci ne doit pas être « perçu à tort comme constituant une autorisation d’avoir recours à des techniques coercitives à la discrétion du terrain » (sic).

Des extraits compilés à partir de ce manuel, ainsi que des manuels de terrain du renseignement militaire datant du milieu des années 60 connus sous le nom de « Projet X », seront repris dans l’élaboration d’une seconde bible du parfait tortionnaire, titrée Human Resource Exploitation Training Manual - 1983 (« Manuel d’entraînement à l’exploitation des ressources humaines ») et largement utilisée en Amérique du Sud de 1983 à 1987. Ce manuel détaille également des pratiques similaires à celles observées à Abou Ghraib. La version originale stipule « Nous aborderons deux types de techniques, coercitives et non-coercitives. Si nous n’insistons pas sur le recours aux techniques coercitives, nous voulons résolument vous en faire prendre connaissance ». Suite à une enquête sénatoriale sur les violations des Droits de l’homme par les escadrons de la mort du Honduras, en 1988, ce passage sera modifié pour donner ceci : « Si nous déplorons le recours à des techniques coercitives, nous tenons résolument à vous en faire prendre connaissance de façon à ce que vous puissiez éviter d’en faire usage ». Le manuel prévient tout de même que : « Le recours répété à la torture abaisse l’exigence morale de l’organisation qui la pratique et corrompt ceux qui en dépendent... ».

Dès 1966, les fameux manuels étaient au cœur de l’enseignement prodigué à l’École des Amériques située à Panama, puis déménagée à Fort Benning, et à l’Académie des cadres de la guerre politique installée à Taïwan. Durant une décennie, les techniques d’interrogatoire y sont enseignées aux militaires sud-américains et asiatiques à qui sont déléguées les basses besognes de la contre-insurrection. En 1976, cet entraînement est suspendu après qu’une commission parlementaire eût pris connaissance de celui-ci. Le gouvernement Carter confirme cette suspension, mais l’administration Reagan réactivera l’École des Amériques, rassemblera les manuels pour l’édition nuancée de 1983 qui sera officiellement approuvée, quoique largement négligée par le terrain où les tortionnaires lui préfèrent la version plus factuelle et explicite de 1963.

L’équipe Reagan remet ainsi les pendules à l’heure : elle affirme sa résolution à combattre les guérillas « castristes » en Amérique Centrale et n’hésite pas à déclarer par l’entremise de son secrétaire d’État Alexander Haig que le « terrorisme international » - expression utilisée par l’administration pour désigner les insurrections et conflits révolutionnaires - « remplacera les Droits de l’homme dans nos préoccupations »

La traduction, puis la diffusion massive en Amérique du Sud de ces manuels parmi les forces de contre-insurrection locales finira tout de même par inquiéter le Pentagone, au point qu’en 1992 un rapport secret, intitulé Éléments inappropriés dans les manuels de renseignement en langue espagnole, est adressé à Dick Cheney, alors secrétaire à la Défense du président George H. Bush (le père). Le rapport fait état d’inquiétudes quant aux « éléments criminels et douteux contenus dans les manuels », qui contredisent la priorité qu’à le Southern Command de promouvoir le respect pour les Droits de l’homme et ainsi « sapent la crédibilité des États-Unis et pourraient en conséquence nous embarrasser significativement ». Plusieurs mois auparavant, une enquête interne du département de la Défense s’était intéressée à un total de sept manuels problématiques en circulation et les avait liés à de multiples cas rapportés de tabassages, emprisonnements abusifs, exécutions et injections de sérums de vérité depuis les années 60. Autant dire que l’instruction ultérieure de Dick Cheney de retrouver et de détruire tous les exemplaires disponibles de ces manuels dans le cadre d’une « action corrective », alors que la contre-insurrection a porté ses fruits et soumis une bonne partie de l’Amérique du Sud, n’était qu’une vaine tentative pour dissimuler les preuves d’un plan concerté.

Dans son discours sur l’état de l’Union de l’année 2003, George W. Bush déclarait à propos du régime de Saddam Hussein : « chocs électriques, application de fers rouges ou d’acide sur la peau, mutilation à la perceuse électrique, ablation de la langue et viol. Si cela n’est pas maléfique, alors ce mot est vide de sens. ».

Le débat ouvert fin 2002, loin des caméras, n’était en somme qu’une tentative pour faire accepter et banaliser des pratiques largement répandues. Cette tactique prenant appui sur l’effroi causé par les attaques du 11 septembre, encore vif à l’époque, ne pouvait que s’essouffler à mesure que le nombre de victimes civiles de la « guerre au terrorisme » distançait celui des victimes du 11 septembre. Les fuites devaient logiquement gagner en fréquence et en intensité alors que les chances pour leurs auteurs d’être qualifiés de traîtres à la patrie s’amenuisaient.

Par la suite, la capture début 2003 de Khalid Shaikh Mohammed, présumé lieutenant de Ben Laden, avait donné lieu à une polémique sur la question de la légalisation de la torture, et non pas du recours à celle-ci, puisqu’elle était déjà pratique courante dans les campagnes de contre-insurrection. Le fait d’envoyer les prisonniers se faire torturer dans des pays qui le font couramment, tels que l’Égypte ou le Maroc, était déjà une réalité depuis des mois quand cette polémique remplit les colonnes de certains journaux. C’est notamment le cas de Muhammad Saad Iqbal Madni, alors soupçonné par la CIA d’être lié à Richard « baskets explosives » Reid. Iqbal Madni est secrètement acheminé depuis l’Indonésie vers l’Égypte par les services U.S. pour y être interrogé de manière musclée.

L’expérience algérienne de la France, à laquelle le Pentagone s’était intéressé avant de se lancer dans la conquête de l’Irak, avait largement démontré qu’une fois le seuil éthique de la torture est franchi, l’escalade est assurée. La torture est un raccourci et tout le monde privilégie les raccourcis. Peut-être est-ce d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les révélations sur Abou Ghraib ont connu un tel déferlement : il fallait briser net cette escalade avant que les événements ne prennent une tournure vraiment sordide. Même dans le cas d’une bombe à retardement, expliquait le professeur de droit David Cole au journal The Nation en mars 2003, la pente glissante du recours à la torture est dangereuse car l’inévitable incertitude liée à la nature de la menace autorise alors, au bénéfice du doute, la torture en toutes circonstances. L’expérience de l’Algérie s’est reproduite en Israël, avant qu’une décision de la Cour suprême ne l’interdise formellement au moins, en 1999. « Très rapidement, à quelques rares exceptions près en Israël la torture était devenue une pratique courante, en partie en raison du fait que la métaphore de la bombe à retardement peut être étendue à l’infini », expliquait Phil Roth à The Nation.

Mais avant d’être un moyen d’obtenir des informations, la torture n’est-elle pas l’incarnation du terrorisme d’État par excellence ? Qui oserait prétendre que la population irakienne n’est pas terrorisée à l’idée de se retrouver entre les mains des tortionnaires d’Abou Ghraib ?

On apprend aujourd’hui que les États-Unis demandent avec insistance le renouvellement d’une résolution du Conseil de sécurité qui exempterait leurs militaires de toute poursuite devant la Cour Internationale de Justice. L’idée est simple : parallèlement à une bataille judiciaire stérile qui renvoie la responsabilité vers le haut-commandement, qui au mieux fera sauter quelques fusibles, les exécutants sont protégés au plus haut niveau. Toute mise en cause s’en trouve ainsi court-circuitée. Il ne reste plus qu’à s’assurer que la torture n’est plus pratiquée que par les pays sous-traitants et dans les centres d’interrogation secrets de la CIA.

Le manuel de 1983 fut spécialement rédigé pour étendre la torture en Amérique centrale. Toutes les méthodes étaient bonnes alors pour empêcher les populations de soutenir les communistes. Sur le terrain, les opérations étaient dirigées par John Negroponte. C’est en référence explicite à son « expérience » que George W. Bush l’a désigné comme ambassadeur des États-Unis à Bagdad à partir du 1er juillet 2004, pas pour mettre fin à la torture.
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Arthur Lepic
Journaliste français,
spécialiste des questions énergetiques et militaires