"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

27 août 2009

Tortures : l’administration Obama prête à juger la CIA

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Parfois, un passé qui ne vous appartient pas vous rattrape à votre corps défendant : c'est le cas aujourd'hui de Barack Obama. A la mi-avril, conformément à ses engagements de campagne, le président américain avait divulgué quatre mémorandums secrets de la CIA (partiellement expurgés) révélant les tortures pratiquées lors d'interrogatoires de suspects d'activités terroristes. M. Obama ambitionnait de "clore un chapitre noir et douloureux" de l'histoire récente américaine. "Le moment, disait-il, est à la réflexion, pas au châtiment. On ne gagnera rien à perdre notre temps et notre énergie à fouiller les responsabilités du passé."
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L'enjeu était de se projeter "vers l'avenir". Lundi 24 août, M. Obama a dû se résoudre à rouvrir le pire des dossiers du passé : les tortures perpétrées par des membres de la CIA ou "ses contractants", telle la société de sécurité privée Blackwater, dont des membres sont soupçonnés d'avoir participé à des interrogatoires. Il a dû, aussi, accepter la décision de son ministre de la justice, Eric Holder, qui envisage de faire juger les responsables et les auteurs de ces agissements pour qu'ils soient "châtiés".

Sur plainte de l'American Civil Liberties Union (ACLU, Union américaine pour les libertés civiques), le ministère a fini par dévoiler un rapport datant de 2004 de l'inspecteur général de la CIA, John Helgerson, d'une gravité telle que les agissements des personnels cités sont passibles de poursuites.

Ce rapport considérait déjà certaines pratiques de la CIA durant les interrogatoires comme "non autorisées, sommaires et inhumaines". Elles contrevenaient même aux célèbres "avis juridiques" de la Maison Blanche, qui jugeaient que la simulation de noyade et d'autres pratiques ne constituaient pas une torture.

Ce document (dont certains passages restent classifiés) constitue le recueil d'information le plus vaste dévoilé à ce jour sur ce thème. Les tortures se sont déroulées, principalement, dans des geôles secrètes en Irak ou en Afghanistan.

Encagoulé, le Saoudien Abdel Rahim Al-Nachiri, soupçonné d'avoir planifié l'attentat contre le croiseur américain Cole à Aden, en octobre 2000, fut menacé d'être torturé à l'aide d'une perceuse électrique puis menacé de mort avec un revolver. On lui affirma qu'en cas de non-coopération sa mère et ses enfants seraient violés devant lui.

Les menaces de mort ou d'abus sur les proches constituent de la torture même selon les manuels de la CIA. Dans un autre cas, un homme s'entendit dire : "Nous allons tuer tes enfants." Un interrogateur a appuyé trois fois de suite sur la carotide d'un captif jusqu'à l'extrême limite, l'homme croyant à chaque fois perdre la vie.

Le rapport décrit au moins un simulacre direct d'exécution : pour terroriser un détenu, des interrogateurs tirèrent dans une cellule voisine pour lui faire croire qu'ils venaient d'exécuter quelqu'un.

Lorsque M. Holder a pris connaissance de ce rapport, ont déclaré des collaborateurs, il en a eu la "nausée". La justice sous George Bush avait, elle, à la vue du même rapport, décidé de ne poursuivre personne. Le ministre actuel a confié ce rapport à une commission d'éthique interne.

Son verdict : ouvrir des enquêtes sur certains des cas d'abus les plus flagrants. Les services de M. Holder considèrent que dix à douze cas sont susceptibles de donner lieu à des poursuites devant un tribunal. "Les informations dont je dispose justifient l'ouverture d'une enquête préliminaire pour savoir si des lois fédérales ont été violées dans le cadre des interrogatoires de certains détenus hors des Etats-Unis", a-t-il annoncé.

Puis il a chargé le procureur John Durham d'ouvrir cette enquête. M. Durham travaille déjà sur la destruction par la CIA de cassettes d'enregistrements de personnes torturées (parmi lesquelles, entre autres, celle de l'interrogatoire d'Abdel Rahim Al-Nachiri).

Par ailleurs, la Maison Blanche a annoncé la mise en place d'une unité spéciale chargée des interrogatoires des terroristes les plus importants. Le High Value Detainee Interrogation Group (HIG, groupe d'interrogatoire des détenus de haute importance) sera formé d'agents spéciaux et "d'interrogateurs spécialisés, d'experts et de linguistes". Il sera rattaché au Conseil de sécurité nationale. Son patron viendra des rangs du FBI (police fédérale).

Cette décision constitue un camouflet supplémentaire pour la CIA. Elle démontre aussi que son nouveau chef, Leon Panetta, qui a déclaré lundi que l'usage de la torture constituait "une histoire ancienne" et qu'il récusait toute poursuite, n'a pas eu l'autorité suffisante pour empêcher M. Holder d'imposer sa vision des choses.

La contestation concernant d'éventuelles poursuites de membres de la CIA a commencé avant même que les faits ne soient révélés. Dans le Washington Post, un ancien conseil juridique de l'agence de renseignement en 1994-1995 donnait déjà "six bonnes raisons de ne pas poursuivre les interrogateurs".

M. Holder, lui, sait que les décisions qu'il prendra feront l'objet d'un âpre débat et de critiques. "Je suis pleinement conscient que ma décision d'engager cet examen préliminaire prêtera à controverse", a-t-il déclaré.

La Maison Blanche, comme pour anticiper la houle politique que cette affaire devrait susciter, a rappelé que M. Obama avait choisi son ministre de la justice précisément pour qu'il soit "très indépendant". Poursuivre ou pas ? "La décision finale lui appartiendra", a expliqué un porte-parole de la présidence depuis la résidence, à Martha's Vineyard, dans le Massachusetts, où se repose actuellement la famille Obama.
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Sylvain Cypel