"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

28 décembre 2002

Daniel Pearl, (l’homme qui enquêtait sur le 11 septembre 2001)

Daniel Pearl
(10 octobre 1963 - 29/30 janvier 2002)


«Les tensions entre le Pakistan et l'Inde semblent s'amenuiser après que le président pakistanais Pervez Musharraf eut dévoilé un vaste plan de lutte aux extrémistes religieux qui opèrent dans son pays.» Ainsi débutait le dernier article que Daniel Pearl a signé dans le Wall Street Journal. C'était le 14 janvier.

On apprenait, l'assassinat de Daniel Pearl, kidnappé à Karachi (Pakistan) le 23 janvier (notre chronique du 12 février). Il enquêtait sur les liens entre Richard Reid (le présumé terroriste aux chaussures minées) et un mouvement extrémiste pakistanais. Ce serait sur la promesse d'une rencontre avec un des leaders de ce mouvement que Pearl aurait été attiré dans un restaurant de Karachi pour une rencontre, puis enlevé. Malgré les nombreux appels lancés en faveur de sa libération, la proposition de sa conjointe de le remplacer aux mains de ses ravisseurs, et l'arrestation de présumés complices et responsables, on était sans nouvelle de lui depuis quelques semaines.

Une cassette vidéo, d'abord obtenue par un agent du FBI qui l'a remise à l'ambassade des États-Unis à Islamabad, puis d'autres cassettes remises à divers services de presse au Pakistan, constituent selon les enquêteurs une preuve irréfutable de l'assassinat du journaliste aux mains d'inconnus, mais ne résout en rien l'énigme profonde entourant toute l'affaire. Toujours selon les enquêteurs, il aurait été tué quelques jours après son enlèvement, mais son corps n'a toujours pas été retrouvé.

On sait que la plupart des grands médias envoient maintenant leurs correspondants dans des «écoles de survie en milieu hostile», comme celles de Centurion Risk Services ou encore du AKE Group, pour les sensibiliser aux dangers potentiels et leur inculquer des méthodes de défense. Ironiquement, Daniel Pearl est un de ceux qui avaient mis sur pied au WSJ un programme interne destiné aux mêmes fins.

Si la mort de journalistes dans des points chauds du globe est toujours troublante, l'affaire Pearl l'est encore plus. Pearl n'est pas mort en zone de combat ou de bombardement, il a été ciblé, piégé par ses ravisseurs, ce qui fait dire à l'organisme Reporters sans frontières : «La folie qui consiste à faire du journaliste le bouc émissaire de la politique de son gouvernement est la plus grave menace qui pèse désormais sur la liberté d'informer à travers le monde.» Et c'est là un des points troublants : si on en croit les compte rendus des bandes vidéo, il y a un début d'explication, soit que Pearl a été piégé car il était citoyen des États-Unis, et de parents juifs.
Le témoin principal dans cette affaire, Ahmed Omar Saeed Sheikh, est détenu au Pakistan depuis le 12 février. Le New York Times rapporte que de délicates négociations sont en cours entre l'administration Bush et les autorités pakistanaises pour l'extradition de Saeed aux États-Unis. En novembre dernier, un grand jury secret aurait accusé Saeed de l'enlèvement en 1994 d'un citoyen des États-Unis (qui avait par la suite été relâché). Les autorités étasuniennes avaient dès lors demandé son extradition, demande ignorée par les autorités pakistanaises. La demande a été réitérée le 24 janvier, mais les autorités pakistanaises disaient ignorer où se trouvait Saeed.

Fait à noter, Saeed Sheikh s'est d'abord rendu au brigadier Ejaz Hussain Shah, ex-responsable des services de renseignement pakistanais (ISI) dans la province du Punjab, et ce le 5 février, donc une semaine avant qu'il ne soit livré aux forces policières pakistanaises. Selon le Telegraph de Londres, on soupçonne que des agents des services de renseignement pakistanais auraient expliqué à Saeed Sheikh quoi dire aux policiers lorsqu'il serait interrogé. Le Telegraph soutient également que les autorités pakistanaises s'objecteront à son extradition aux États-Unis, par crainte des révélations qu'il pourrait faire sur les liens étroits entre l'ISI, le régime taliban et Al-Quaida.

Par ailleurs, le Ha'aretz (Tel Aviv) cite le père de Pearl, le professeur Yehuda Pearl, qui craint que l'information sur l'origine juive de son fils ne nuise à l'enquête en cours au Pakistan. Lorsqu'il a appris du State Department que sur la cassette vidéo, on faisait dire à Daniel Pearl quelques instants avant son assassinat «Je suis Juif, ma mère est Juive...», Yehuda Pearl avait demandé aux médias des États-Unis de taire cette information qui a cependant été reprise par la presse étrangère.

Extradé ou non aux États-Unis, la cause contre Saeed Sheikh est mince selon le procureur du ministère public pakistanais, Raja Qureshi, cité dans le USA Today. D'une part, l'aveu qu'il a fait devant un tribunal de son implication dans l'enlèvement de Pearl n'a pas été fait sous serment. Puis, la bande vidéo ne permet pas d'identifier qui que ce soit, sauf Pearl. Et, bien que convaincante sur le sort de Pearl, le corps demeure introuvable. D'ailleurs, si les enquêteurs ont raison de croire que Pearl a été assassiné dans la semaine qui a suivi son enlèvement, les ravisseurs ont eu le temps de faire disparaître tous les indices.

Entre souveraineté pakistanaise et lutte étasunienne au terrorisme, l'affaire Pearl a évidemment pris une tournure très politique. Mais elle secoue également les milieux journalistiques. Le correspondant du Independent, Robert Fisk, avait le 4 février dernier lancé un appel à la libération de Pearl. On se souviendra qu'en décembre 2001, Fisk avait été pris à partie par une foule de réfugiés Afghans en colère qui le soupçonnait d'être Américain. Sérieusement blessé, il avait été accueilli par le couple Pearl dans leur chambre d'hôtel à Islamabad.

Fisk pose maintenant la question : les journalistes sont maintenant des cibles, mais qui est à blâmer? «Pourquoi a-t-il été tué? Parce qu'il était un occidental, un “Kaffir”. Parce qu'il était citoyen des États-Unis? Ou parce qu'il était journaliste? Et s'il a été tué parce qu'il était journaliste, qu'est-il advenu de la protection dont jouissait notre profession?» écrit-il.

Divers dossiers sur l'affaire Pearl. Le plus complet demeure celui de la South Asian Journalists Association que nous portions à votre attention il y a deux semaines. Le Pakistan News Service publie de nombreux textes, dont le courriel original de la revendication de l'enlèvement transmis aux médias depuis l'adresse kidnapperguy@hotmail.com. Étrangement, aucune adresse du WSJ, l'employeur de Pearl, ne figure parmi celles des nombreux destinataires. Enfin, le dossier de Reporters sans frontières propose quelques textes bien sentis, et ouvre la filière Ghulam Hasnain, journaliste pakistanais «disparu» pendant 48 heures en janvier, période qui correspond à l'enlèvement de Pearl. Autre élément d'explication? RSF nous apprend que «personne n'a revendiqué son enlèvement et les autorités n'ont jamais fait état de cette disparition. Son épouse, journaliste pour le quotidien Dawn, a révélé avoir reçu le 23 janvier un appel téléphonique de la police spéciale (services de sécurité du gouvernement), qui l'aurait notamment interrogée sur le passé de son mari ainsi que sur son appartenance politique. Selon des rumeurs non confirmées, Daniel Pearl et Ghulam Hasnain pourraient avoir travaillé sur les mêmes pistes.