Dans un éditorial du New York Times de juin dernier, Jimmy Carter a qualifié de « scandaleuse » la politique américaine post-11-Septembre. Et il l’a fait en citant la violation de la vie privée (privacy) à travers un usage sans précédent des « écoutes téléphoniques », des assassinats ciblés par la CIA, de la légalisation du droit de détention indéfinie de personnes suspectées de terrorisme, et de l’utilisation continuelle de drones sur les civils en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie et au Yémen. Pour l’ex-président, il s’agit de politiques antiterroristes qui « violent au moins 10 des 30 articles de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, » et qui montrent que « notre pays n’a plus l’autorité morale pour parler de droits. »
Et donc, à onze ans de la tragédie, la guerre continue. Le 11-Septembre demeure malgré tout le jour du Souvenir, et les noms des 2977 victimes des Tours Jumelles et du Pentagone sont égrenés à haute voix, comme à chaque fois, à New York et dans bien d’autres centres-villes petits ou grands. Il y aura peut-être un peu moins d’intensité par rapport à l’an dernier, l’année des 10 ans. En période électorale, il y a d’autres chiffres qui sont plus souvent répétés – surtout celui des 23 millions d’Américains sans emploi – et l’attentat relève désormais davantage de l’histoire commune que de l’actualité brûlante. Ce serait pourtant une grave erreur que d’archiver ce jour de septembre d’il y a 11 ans.
« Le 11 septembre reste présent en nous, » explique David Cole, l’un des plus importants constitutionnalistes américains. « C’est l’événement qui a accéléré les processus d’atteinte aux libertés vieilles pourtant de plusieurs décennies. Rien ni personne, pas même le président Barack Obama nouvellement élu, n’a réussi à freiner ce phénomène. »
C’est justement sur Obama que le débat s’est focalisé ces derniers mois. Son élection, lui qui est constitutionnaliste de formation, avait suscité en 2008 l’espoir et l’enthousiasme au sein des groupes de défense des droits civils. En 2010, Angelo Romero, directeur exécutif de l’ACLU (American Civil Liberties Union), a refroidi la ferveur de beaucoup en se disant « dégouté » par Obama. Mais par ailleurs, cette administration a reçu les applaudissements et le soutien des faucons du précédent gouvernement. Jack Goldsmith, un fonctionnaire du Département de la Justice qui a personnellement approuvé la torture et l’espionnage intérieur, a écrit dans New Republic qu’Obama a été plus efficace que Bush en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme. Michael Hayden, ex-directeur de la CIA, a dit qu’il existe « une continuité forte entre Bush et Obama. » Et jusqu’au pire des faucons, l’ex-président Dick Cheney, qui raconte qu’Obama s’est rendu compte « que ce que nous avons fait était juste. »
Ce qu’Obama a fait, c’est vrai, est de rendre légal tout ce que son prédécesseur avait jusque là maintenu dans une zone floue, créant dans le même temps une structure opérationnelle violant en grande partie la Constitution des États-Unis (Bill of Rights). Aujourd’hui, Obama a le pouvoir d’ordonner un assassinat sans passer par le Congrès ou par les tribunaux. Obama a été le premier président à fêter publiquement l’homicide d’un citoyen américain. Cela s’est passé en Virginie, en octobre 2011, lorsque le président s’est réjoui de l’élimination d’Anwar al-Awlaki, un militant d’al-Qaïda né dans l’État du Nouveau-Mexique et contre lequel la justice américaine n’a jamais formulé une quelconque accusation. Obama est le premier président américain à permettre qu’un citoyen, américain ou non, puisse finir en prison sans avoir eu accès à un tribunal. Bush l’avait fait à loisir, avec José Padilla et les milliers d’autres arrestations après le 11-Septembre, mais sans aller jusqu’à légaliser cette pratique. Obama a choisi d’être plus systématique et a signé le National Defense Authorization Act en 2012 [le 31 décembre 2011 en réalité – NdT], qui permet de remplir légalement les prisons des pays amis – surtout Baghram en Afghanistan – avec des personnes suspectées de terrorisme, sans que le gouvernement américain ait à prouver quoi que ce soit.
Le virage consécutif au 11-Septembre a touché de nombreux autres aspects de la vie des Américains. Il a vu le tour de vis contre Wikileaks et contre ceux qui, comme le soldat Bradley Manning, ont diffusé des informations classifiées sur la façon dont s’est déroulée, ces dernières années, la Guerre à la terreur – le traitement particulièrement inhumain réservé à Manning, tenu à l’isolement pendant presque un an dans une prison militaire de Virginie, est considéré par certains comme un avertissement visant d’autres éventuels whistleblowers ou délateurs en possession d’informations « réservées » sur les enquêtes qui ont mené à l’assassinat d’Oussama Ben Laden. On a vu aussi la militarisation progressive d’une grande partie des agences d’État ou fédérales, surtout l’ICE (Immigration and Customs Enforcement). Et il y a eu également la transformation progressive de la question de l’immigration qui est passée de la problématique sociale à celle de l’ordre public.
En plus de la fameuse loi anti-immigration votée en Arizona, les nouvelles normes sur les « Secure Communities » que le gouvernement fédéral applique depuis cet été à New York, dans le Massachusetts et ailleurs ont suscité une levée de boucliers, et ont amené à l’expulsion de milliers d’immigrants coupables de délits mineurs ou administratifs.
La liste pourrait s’allonger encore, avec par exemple l’impunité offerte par le Département de la Justice aux agents de la CIA responsables de la mort de prisonnier dont ils avaient la garde. Seuls deux de ces agents ont été poursuivis avant d’être finalement acquittés pour la mort de Gul Rahman et Manadel al-Jamal : le premier était lié entièrement nu au plancher en béton gelé de la prison ; le second a été pendu par les pieds jusqu’à ce que le sang lui sorte de la bouche. Les enquêtes militaires avaient accusé les agents d’homicide. Mais le Département de la Justice, dans l’acte d’acquittement, a conclu qu’ « il n’existe pas, dans ces deux cas, de preuves suffisantes et au-delà de tout doute raisonnable. »
Roberto Festa