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Al-Nashiri, considéré par les USA comme le chef d’al-Qaïda qui a orchestré en 2000 l’attentat à la bombe contre le navire USS Cole au large du Yémen
Le témoignage le plus intéressant et significatif fait jusqu’ici devant le tribunal militaire – le récit d’un prisonnier saoudien sur la façon dont la CIA l’a interrogé alors qu’il était au secret – risque bien de tomber aux oubliettes et de ne jamais être rendu public lorsque les audiences reprendront à Guantanamo le mois prochain dans l’affaire de l’USS Cole.
Les avocats de la défense [Reyes et Kammen, ci-contre - NdT] ont rédigé une motion révélée lundi dernier, indiquant qu’ils allaient appeler à la barre Abd al Rahim al Nashiri, 47 ans, pour témoigner du traumatisme subi lors des interrogatoires par la CIA, dans le cadre de leur tentative d’obtenir une décision de justice qui permettrait au prisonnier d’être désentravé lors de ses réunions à Guantanamo avec ses avocats.
Nashiri est accusé d’avoir orchestré l’attentat-suicide contre le navire de la flotte américaine USS Cole, au large du Yémen en octobre 2000. 17 soldats (Marines) US trouvèrent la mort dans cette attaque, et pour le procureur du tribunal militaire du Pentagone, c’est la première fois qu’il va demander la peine de mort.
Des [documents déclassifiés relatifs à] des enquêtes sur des tortures montrent qu’en 2003 et 2004, des agents de la CIA ont attaché Nashiri et pratiqué sur lui la simulation de noyade (Waterboarding), ont pointé une arme semi-automatique sur sa tête, et ont utilisé des câbles électriques sous tension pour le terroriser.
Mais le reste des détails sur les interrogatoires de Nashiri demeurent des secrets au titre de la « sécurité nationale » – par exemple, l’endroit où les agents de la CIA ont conduit ces interrogatoires, leur identité, et peut-être d’autres techniques que l’on ne connait pas encore.
Et donc, son avocat, Rick Kammen, a déclaré la semaine dernière qu’il s’attendait à ce que la déposition de Nashiri le 11 avril prochain se fasse « à huis clos » sur ordre du colonel James Pohl, le procureur du tribunal militaire qui en janvier dernier avait déjà évoqué le « statut classifié desdits traitements. »
« Si l’accusation décide de rendre ce témoignage public, nous ne nous y opposerons pas, » a déclaré Kammen. « Mais nous ne pensons pas que l’accusation le demandera. La transparence n’ira pas jusque-là. »
Au Pentagone, le porte-parole du tribunal militaire, le lieutenant-colonel Todd Breasseale, n’a pas indiqué si l’audience serait publique pour ce témoignage. Après la réforme des tribunaux militaires par Obama, les commissions suivent la loi fédérale sur les procédures de classification de l’information (Classified Information Procedures Act) et d’autres lois fédérales pour décider d’ouvrir ou pas une audience au public, a-t-il ajouté.
Le procureur général a décrit à plusieurs reprises les procès de Guantanamo comme un équilibre à trouver entre le droit du public à voir les débats, et le besoin de préserver les « informations classifiées impliquant les sources et les méthodes de collecte de renseignements. »
Le général de brigade Mark Martins (ci-contre) a expliqué lundi soir que « les procureurs et les juges – militaires ou fédéraux – n’ont pas le pouvoir de déclassifier des informations. Nous essayons d’interpréter et d’appliquer la loi afin de mener le procès de la façon la plus transparente possible, tout en protégeant les autres intérêts. »
L’un des enjeux de la motion est de savoir si les juges vont ordonner au commandant de la prison, un amiral de la Navy, de retirer les attaches de Nashiri pendant les réunions avec ses avocats. Jusqu’ici, les gardes attachaient les chevilles de Nashiri au sol, et sortaient de la pièce.
Ses avocats font valoir qu’il est tellement traumatisé par les traitements que la CIA lui fait subir – ils affirment qu’il est resté enchainé ou attaché pendant presque quatre ans dans des prisons secrètes – que le fait d’être entravé à Guantanamo affecte sa capacité à travailler avec ses avocats. Et ces derniers veulent qu’il l’explique aux juges le mois prochain.
L’une des raisons pour lesquelles ses avocats désireraient le voir détaché est qu’ils lui demandent [par exemple] de leur montrer à tous certains aspects des traitements subis – « la façon dont cela s’est passé, » écrivent-ils – alors qu’ils se préparent à passer devant un jury militaire, la date ayant maintenant été repoussée au 9 novembre prochain.
Pour étayer leurs arguments, les avocats de la défense ont demandé, dans leur document de 15 pages, que le juge autorise Nashiri à s’asseoir sans entraves à l’audience du 9 novembre, et les suivants des 17 et 18 janvier 2013. Nashiri a pu assister « libre de ses mouvements aux récentes réunions à la prison avec des représentants de la Croix rouge, » ont-ils écrit.
La réponse de l’accusation à cette motion était encore sous scellés au tribunal militaire mardi dernier. Le porte-parole du Pentagone, Breassale, n’a pas dit pourquoi les autorités du camp gardaient Nashiri attaché lorsqu’il voyait ses avocats, mais l’autorisaient à s’asseoir sans entraves à côté d’eux dans les bâtiments du tribunal de justice situé dans le camp.
« Nous ne commentons pas les affaires en cours, » a-t-il déclaré, « ni les mesures de sécurité concernant les détenus. »
Les avocats de Nashiri ont expliqué dans leur lettre que « l’action d’entrave est un rappel des traumatismes des tortures passées » commises par la CIA avant que le président Bush n’ordonne le transfert de Nashiri à Guantanamo en décembre 2006 pour qu’il soit jugé.
Ses avocats proposent qu’un psychologue de New York, Barry Rosenfeld de l’Université Fordham, vienne témoigner également.
Contacté par le Miami Herald lundi, Rosenfeld a refusé de dire s’il avait rencontré Nashiri ou obtenu le niveau d’autorisation « top secret » requis pour pénétrer dans le quartier de sécurité maximum où se trouve la salle du tribunal en charge des audiences sur l’USS Cole. « Je ne peux ni infirmer ni confirmer le fait que je ne suis pas autorisé à parler, » a-t-il répondu.
Le Pentagone, dont le site Web met en avant les valeurs de « transparence, équité, et justice », autorise les reporters et les observateurs judiciaires à assister aux commissions militaires depuis une salle située derrière celle du tribunal, et avec un délai audio de 40 secondes, ce qui laisse le temps à un agent du Renseignement de censurer les informations classifiées qui pourraient être évoquées durant les audiences « ouvertes ».
Les règles du tribunal militaire autorisent aussi le juge et l’accusation à rédiger des résumés des informations classifiées. Les accusés et ses avocats ne voient que ces résumés, et non l’information source. Les règles permettent également aux militaires de fermer la salle au public pour les témoignages concernant des informations classifiées que les avocats de la défense et les accusés connaissent déjà – comme c’est le cas pour ce que la CIA a fait subir à Nashiri.
Les juristes de l’American Civil Liberties Union (ACLU) réfléchissent à la façon dont ils pourraient protester contre un éventuel huis clos, a expliqué Zachary Katznelson, un observateur occasionnel des procès militaires de Guantanamo qui a demandé expressément au gouvernement US de déclassifier au plus vite le matériel concernant les interrogatoires par la CIA des auteurs supposés de l’attentat à la bombe contre l’USS Cole.
« Les officiels US ont parlé à plusieurs reprises et ont admis les techniques de torture utilisées par la CIA sur M. al-Nashiri – allant du waterboarding à la privation de sommeil et bien d’autres procédés brutaux, » a-t-il déclaré. « Puisque tout cela est déjà public, il n’y a pas de raison valable de censurer les déclarations de M. al-Nashiri sur ce que la CIA lui a fait subir. »
« Si le gouvernement militaire US veut que les commissions militaires soient perçues comme légitimes, » a-t-il ajouté, « ces commissions ne peuvent pas censurer les témoignages sur la torture et les mauvais traitements commis par la CIA. Surtout lorsqu’ils sont au centre d’une affaire où l’accusé risque la peine de mort. »
Miami Herald