Sibel Edmonds a déclaré que l’affaire Krikorian, dans laquelle elle a été appelée à comparaitre, lui permettrait de se libérer de l’interdiction de publicité prononcée à deux reprises contre elle à la suite de son licenciement du FBI en 2002. Six années de lutte pour faire entendre sa voix. Une première tentative en 2004 sur le prestigieux plateau de 60 minutes, l’émission de CBS, puis dans VANITY FAIR l’année suivante. Un magazine courageux qui relata ensuite l’histoire des bandes du NORAD en 2006.
Fondatrice de l’Association des whistleblowers, les « lanceurs d’alerte », Sibel produit un témoignage, cette fois sous serment et avec de nombreux soutiens officiels, qui vient documenter ce que plusieurs chercheurs du 11 Septembre tels que Jürgen Elsässer, Nafeez Mossadec Ahmed ou Gerhard Wisnewski ont eux aussi mis au jour concernant le fonctionnement des groupes de moudjahidin à l’origine de ce que l’on allait nommer le « terrorisme islamique ». Cette fois, les journalistes indécis auront donc à cœur de se mettre à jour ou de relire les écrits de leurs confrères, afin de se faire leur propre opinion sur ce qu’en fin de compte, nous appelons « le mouvement pour la vérité ».
À la lecture de l’article de Philip Girardi, et au vu des ramifications de cette affaire, dans laquelle Sibel cite le Pakistan, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Égypte et les républiques d’Asie Centrale, et dans laquelle elle interroge les trois administrations précédentes jusqu’à aujourd’hui, nous ne pouvons que nous interroger comme elle sur le fonctionnement même de nos démocraties.
Ces pratiques s’arrêtent-elles aux frontières des réseaux états-uniens, comme le fit le nuage de Tchernobyl à nos frontières ? Quel a été l’influence ou le rôle de ces réseaux dans les attentats du 11 Septembre ? En particulier, et c’est inquiétant pour ceux qui espèrent des avancées sous Obama, quel rôle a joué la plaque tournante de Chicago, déjà impliquée dans les soupçons de délits d’initiés colossaux classés sans suite par la SEC et le FBI, et vers laquelle semblent désormais converger de nombreuses interrogations ?
A noter que Sibel Edmonds a fait l’objet d’un excellent film documentaire de Matthieu Verboud et Jean Robert Viallet, « KILL THE MESSENGER, Une Femme à abattre » diffusé le 17 septembre 2006 sur CANAL+ qui à cette époque, cherchait encore à informer ses spectateurs, plutôt que de leur servir comme cette année un pseudo reportage de Stéphane Malterre daté de 2008, et resservi dans une version tout aussi insignifiante. CANAL+ devrait plutôt continuer son enquête sur le fond du dossier du 11 septembre dans le sillage d’Éric Laurent et Matthieu Verboud.
N’ayant pas le droit de s’exprimer en public, celle qui avait donné l’alerte revient sur les faits.
Sibel Edmonds a une histoire à raconter. Traductrice en turc et farsi, elle a commencé à travailler pour le FBI cinq jours après le 11 Septembre. Une partie de son travail consistait à traduire et retranscrire les enregistrements de conversations entre agents de renseignement turcs suspects et leurs contacts américains. Elle a été renvoyée du FBI en avril 2002, après avoir soulevé le fait qu’un des traducteurs de sa section était membre d’une organisation turque sous le coup d’une enquête pour corruption de membres hauts placés dans l’administration américaine et de membres du Congrès, pour trafic de drogue, vente illégale d’armes, blanchiment d’argent et prolifération nucléaire. Elle fit appel de son licenciement, plus effarée encore par le fait que rien ne soit entrepris au regard de la corruption qu’elle avait dépistée.
Le rapport d’un inspecteur général du Département de la Justice qualifia les allégations d’Edmonds de « crédibles », « sérieuses », « qui nécessitent de la part du FBI une enquête sérieuse et approfondie ». Les membres statutaires de la commission judiciaire du Sénat, Pat Leahy (Dem, Vermont) et Chuck Grassley (Rép., Iowa), l’ont cautionnée publiquement. « 60 Minutes » a lancé une enquête sur ses assertions et les juge crédibles. Personne n’a jamais désapprouvé les révélations de Sibel Edmonds, vérifiables dans les dossiers d’enquête du FBI, déclare-t-elle.
John Ashcroft, du département de la Justice, a confirmé la véracité des dires d’Edmonds de façon indirecte, invoquant à deux reprises le controversé « Privilège accordé au Secret d’État » l’empêchant de révéler ce qu’elle sait. L’ACLU l’a désignée « la personnalité la plus "bâillonnée" de l’histoire des États-Unis d’Amérique ».
Mais le 8 août dernier, elle a finalement pu témoigner sous serment dans une affaire examinée par une cour de l’Ohio et a accordé un entretien basé sur cette déposition au (magazine) The American Conservative. Ce qui suit est son propre compte-rendu, considéré par certains comme le plus incroyable récit en matière de corruption et de trafic d’influence de ces dernières années. Comme l’indique Sibel, « Si c’était écrit tel un roman, personne n’y croirait. »
PHILIP GIRALDI : Nous avons été fortement intéressés d’apprendre, par le biais de vos allégations, lors de vos quatre heures de dépositions, le cas de Jean Schmidt, membre du Congrès, qui aurait accepté de l’argent du gouvernement turc en échange de faveurs politiques. Pour la première fois, vous avez fourni beaucoup de noms et de détails sur ce dossier et vous avez prêté serment, confirmant par là que la déposition était vraie.
Vous dessinez essentiellement un schéma de corruption impliquant des employés du gouvernement, des membres du Congrès, et des agents de gouvernements étrangers. Ces agents ont été en mesure d’obtenir des informations directement utilisées par ces gouvernements étrangers, ou encore, vendues à des tiers, la recette étant souvent utilisée comme pot-de-vin pour engendrer de nouvelles corruptions.
Commençons donc avec le premier membre officiel du gouvernement que vous avez identifié, Marc Grossman, alors le troisième membre plus haut classé au Département d’État [NDT. Ministère des Affaires étrangères].
SIBEL EDMONDS : Lors de mon travail avec le FBI, l’un des dossiers opérationnels majeurs que je transcrivais et traduisais avait débuté en 1996, et avait été poursuivi jusqu’en 2002, lorsque j’ai quitté le Service. Ces dossiers, considérés comme relevant de très importantes opérations, avaient été archivés, car le FBI n’avait pas de traducteurs de langue turque. Cela faisant partie de la mise en contexte, on m’informa des raisons pour lesquelles ces opérations avaient été initiées et qui en étaient les cibles.
Alors qu’il était ambassadeur des États-Unis en Turquie (1994-97), Grossman devint rapidement un personnage intéressant dans le dossier d’enquête. Il s’était personnellement impliqué avec des employés à la fois du gouvernement turc et de groupes suspectés de criminalité. Il avait également des contacts suspects avec un certain nombre d’Israéliens, officiels et non officiels. Grossman fut révoqué de Turquie sans préavis à l’occasion d’un scandale que les médias nommèrent « Susurluk ». Y étaient impliqués de nombreux criminels de haut niveau ainsi que des officiers de l’armée et du renseignement avec lesquels il avait été en contact.
Une autre personne qui travaillait pour Grossman, le Major de l’USAF, Douglas Dickerson, fut également rappelée de Turquie et envoyée en Allemagne. De retour aux États-Unis avec sa femme turque, il travailla pour Douglas Feith, tandis que sa femme fut engagée comme traductrice de turc au FBI. Mes plaintes concernant l’affiliation de celle-ci à des groupes de pression turcs menèrent finalement à mon licenciement.
Grossman et Dickerson durent quitter le pays, car une grande enquête avait débuté en Turquie. Des procureurs spéciaux furent nommés et le cas fit la Une des journaux en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, et dans quelques pays des Balkans, car des groupes criminels actifs avaient été découverts dans tous ces pays. Une personnalité majeure de ce scandale, Meymet Eymür, dirigeait un groupe paramilitaire indispensable aux services de renseignement turc. Pour l’empêcher de témoigner, Eymür fut envoyé par le gouvernement turc aux États-Unis, où il travailla pendant 8 mois comme chef du renseignement à l’ambassade de Turquie à Washington. Il devint plus tard citoyen américain ; il vit maintenant à Mc Lean, en Virginie. La figure centrale de ce scandale fut Abdullah Catli. En 1989, alors qu’il était « le plus recherché » par Interpol, il arriva aux USA. On lui accorda le droit d’asile, et il s’installa à Chicago, d’où il continua à mener ses opérations jusqu’en 1996.
GIRALDI : Donc, à ce stade, Grossman revient aux États-Unis. Il est récompensé en recevant le troisième poste le plus élevé du Département d’État ; il semble utiliser cette position pour accorder des faveurs aux « intérêts turques » – à la fois pour le gouvernement turc et pour des intérêts probablement criminels. Parfois, les deux convergent. Le FBI est conscient de ses activités, on le met sur écoutes téléphoniques. Quand un turc appelle Grossman, le FBI dépiste les appels de cette personne, et quand ce turc appelle un ami pakistanais, égyptien, ou saoudien, ils dépistent tous ces contacts, élargissant le réseau ainsi.
EDMONDS : Exact.
GIRALDI : Grossman a donc reçu de l’argent. À propos d’un cas, vous avez dit qu’un collègue du Département d’État était passé prendre un sac de billets…
EDMONDS : 14 000 USD
GIRALDI : Quelles sortes d’informations Grossman donnait-il aux pays étrangers ? Aidait-il des personnes étrangères à pénétrer des laboratoires et des installations de défense du gouvernement américain comme cela était rapporté ? On a également dit qu’il était le fil menant vers un groupe des membres du Congrès devenus en quelque sorte des « cibles » à recruter en temps qu’« agents d’influence ».
EDMONDS : Oui, c’est exact. Grossman aidait directement ses contacts turcs et israéliens ; il facilitait aussi l’accès aux membres du Congrès susceptibles de les aider pour des raisons personnelles ou qui pouvaient être corrompus lors de coopérations. La plus haute personne obtenant des informations classées secrètes était le membre du Congrès Tom Lantos. Un associé de Lantos, Alan Makovsky travaillait en étroite collaboration avec le Dr. Sabri Sayari, de l’Université de Georgetown, que l’on suspectait grandement d’être un espion turc. Lantos donnait des documents liés à la politique et classés très secrets qu’il obtenait durant les réunions de la défense, pour les faire passer à Israël, car Makovsky travaillait également pour le Comité public des Affaires israélo-américaines (AIPAC).
GIRALDI : Makovsky travaille à présent pour l’Institut Politique Proche-Oriental de Washington, un groupe de réflexion pro-israélien.
EDMONDS : Oui, Lantos, à l’époque était probablement le plus fervent supporter d’Israël au Congrès. L’AIPAC prenait de Lantos les informations jugées pertinentes pour Israël, et donnait le reste à ses associés turcs. Les Turcs fouillaient ces rogatons, y prenaient ce qu’ils voulaient, puis tentaient de revendre le reste. S’il y avait quelque chose de pertinent pour le Pakistan, ils contactaient l’officier de l’ISI à l’Ambassade pour lui dire : « On a ça et ça ; asseyons-nous et discutons ». Puis ils vendaient (l’information) aux Pakistanais.
GIRALDI : L’ISI [NDT. Inter Services Intelligence] – les services secrets pakistanais – a été lié au programme de prolifération nucléaire pakistanais ainsi qu’à Al-Qaïda et aux taliban.
Donc, le FBI dépistait ces connexions, passant d’un membre du Congrès à un assistant parlementaire puis à un étranger en lien avec des services de renseignement eux-mêmes en relation avec d’autres services de renseignement situés dans différentes ambassades à Washington. Toutes ces informations figurent-elles quelque part dans un dossier du FBI ?
EDMONDS : Il y a deux groupes de dossiers, mais ceux ayant un lien avec l’AIPAC et ceux de la Turquie ont fini par être regroupés en un seul. Les agents du FBI crurent alors qu’ils recherchaient la même opération. À l’origine, cela n’avait pas débuté par l’AIPAC. Cela a commencé par l’Ambassade d’Israël. Les cibles de départ étaient des officiers du renseignement sous couverture diplomatique de l’Ambassade de Turquie et d’Israël. Ce sont ces contacts qui ont mené au Conseil turco-américain, et à l’Assemblée des Associations Américano-turques, et ensuite à l’AIPAC servant de façade aux Israéliens. À partir de là, c’est allé plus loin.
GIRALDI : Ainsi, le FBI pistait des personnalités de l’Ambassade israélienne et de l’Ambassade turque, et même, on peut le présumer, de l’Ambassade pakistanaise ?
EDMONDS : C’était une cible secondaire. Ils recevaient les reliquats des Turcs et des Israéliens. Le FBI tentait d’intercepter les communications pour essayer d’identifier le chef des renseignements qui ciblait les diplomates, mais ensuite, et en plus de cela, il y avait des individus, peut-être des attachés militaires, avec leurs propres contacts qui travaillaient indépendamment des autres à l’Ambassade.
GIRALDI : Donc, le réseau commence avec une personne telle Grossman au Département d’État fournissant des informations qui permettent à des officiers de renseignement turcs et israéliens d’avoir accès à des parlementaires du Congrès, qui eux-mêmes procurent des informations classées secret qui remontent aux ambassades étrangères ?
EDMONDS : Absolument. Et nous avions aussi des officiels du Pentagone qui faisaient la même chose. On a examiné Richard Perle et Douglas Feith. Ils avaient une liste de personnalités au Pentagone classée par accès à certains types d’informations. Certaines concernaient la politique, d’autres les technologies de l’armement, d’autres encore concernaient le nucléaire. Perle et Feith fournissaient à Grossman les noms de ces Américains officiels du Pentagone, accompagnées d’informations personnelles extra sensibles : cette personne est homosexuelle, cette personne est dépendante au jeu, cette personne est alcoolique. Les dossiers contre les cibles américaines contenaient des informations comme le montant de leurs crédits, ou une éventuelle procédure de divorce. Je me rappelle d’un Major de l’AIR FORCE qui se battait pour la garde de son enfant lors d’un divorce très pénible. Ils détaillaient ainsi toutes sortes de points faibles.
GIRALDI : Ils avaient donc accès à leurs dossiers personnels ainsi qu’à leurs dossiers de sécurité et accédaient illégalement à ce genre d’informations en vue de les transmettre à des agents étrangers qui exploitaient les points faibles de ces personnes pour les recruter en tant que sources d’information ?
EDMONDS : Oui. Certains de ces individus sur la liste travaillaient aussi pour la RAND Corporation. La RAND a fini par devenir l’une des cibles principales pour ces agents étrangers.
GIRALDI : La RAND effectue des recherches ultra-secrètes pour le compte du gouvernement américain. Mettaient-ils en place ces procédures de recrutement pour en faire des agents, ou des agents d’influence ?
EDMONDS : Oui. Les sources de la RAND étaient payées une misère comparée à leur valeur si les informations vendues n’étaient pas immédiatement utiles à la Turquie et à Israël. Ils avaient aussi des sources qui travaillaient dans des bases de l’AIR FORCE au Moyen-Orient. Les sources procuraient les informations sur CD ou DVD. Par exemple , il y a eu le cas d’un attaché militaire turc : il avait un CD. Découvrant qu’il s’agissait de quelque chose de très important, il le proposa à la personne de l’ISI à l’Ambassade, mais le prix était trop élevé. Un contact turc à Chicago dit qu’il savait que deux hommes d’affaires à Détroit seraient très intéressés par ces informations et qu’ils paieraient le prix demandé. Alors, l’attaché militaire turc prit l’avion pour Détroit avec son assistant pour conclure la vente.
GIRALDI : nous savons que Grossman recevait de l’argent pour ces services.
EDMONDS : Oui. Parfois il donnait de l’argent à des personnes qui travaillaient avec lui, identifiées par leurs appels téléphoniques sur la base de leur prénom, que ce soit Pierre, Paul ou Jacques. Il s’occupait aussi d’autres personnes, dont son contact au New York Times. Grossman s’est vanté, disant « on faxe à nos hommes du New York Times. Ils publient sous leur propre nom. »
GIRALDI : À votre connaissance, Feith et Perle ont-ils reçu de l’argent ?
EDMONDS : Non.
GIRALDI : Donc, ils accordaient des faveurs pour d’autres raisons. Tous deux étaient des lobbyistes pour la Turquie, tout aussi impliqués avec Israël dans des contrats de défense, y compris pour le compte de Northrop Grumman, que Feith représentait en Israël.
EDMONDS : Ils avaient des accords avec diverses sociétés, dont certaines sont membres du Conseil turco-américain. Ils avaient des accords avec le groupe de Kissinger [NDT. Un très grand cabinet d’avocat et de conseil qui compte parmi ses clients la famille Ben Laden], avec Northrop Grumman, avec le groupe de l’ancien secrétaire d’État [NDT premier ministre, poste occupé aujourd’hui par Hillary Clinton] James Baker [NdT. aujourd’hui secrétaire de la Défense d’Obama], et aussi avec l’ancien conseiller à la Sécurité nationale Brent Scowcroft.
Le pistage des Turcs mena à des contacts avec Feith, Wolfowitz et Perle au cours de l’été 2001, quatre mois avant le 11 Septembre. Ils discutaient avec l’ambassadeur de Turquie à Washington d’un arrangement par lequel les États-Unis envahiraient l’Iraq et diviseraient le pays. La Grande-Bretagne prendrait le Sud, le reste reviendrait aux USA. Ils négociaient ce que la Turquie voulait en échange de son autorisation de lancer une attaque depuis le sol turc. Les Turcs étaient très partants, mais voulaient la division de l’Irak en trois, pour y intégrer leur propre occupation de la région kurde. Les trois représentants du département de la Défense répondirent que c’était plus qu’ils ne pouvaient négocier, mais ils restèrent en contact avec l’ambassadeur et son attaché à la défense dans l’espoir de les convaincre de les aider.
Pendant ce temps, Scowcroft, qui était aussi Président du Conseil turco-américain, Baker, Richard Armitage, et Grossman commencèrent à négocier séparément l’établissement d’un éventuel protectorat turc. Rien ne fut décidé, puis il y eut le 11 Septembre.
Scowcroft était entièrement acquis à l’invasion de l’Irak en 2001. Il écrivit même un mémorandum destiné au Pentagone expliquant pourquoi un front turc au Nord serait essentiel. Je sais que Scowcroft, pour avoir dit qu’il était contre la guerre, est devenu un héro aux yeux de certains ; mais il était à fond pour (ce projet) jusqu’à ce que les conditions de ses « clients » soient refusées par l’administration Bush.
GIRALDI : Armitage était secrétaire adjoint du Département d’État [NDT. Adjoint du ministre des Affaires étrangères, Colin Powell en 2001], au moment où Scowcroft et Baker avaient leur propre cabinet de consultants en affaires avec la Turquie. Grossman venait d’être nommé sous-secrétaire, « le troisième » dans la hiérarchie, derrière Armitage.
Vous avez précédemment fait allusion aux efforts de Grossman, aussi bien que de hauts fonctionnaires du Pentagone, pour placer des étudiants doctorants. [NDT. Physical Degree, doctorat]. Pouvez-vous décrire cela plus en détail ?
EDMONDS : La mise en place de l’opération commença avant que Marc Grossman n’arrive au Département d’État. Les agents turcs avaient un réseau de professeurs turcs dans différentes universités avec accès aux informations du gouvernement. Leur source principale était un professeur de physique nucléaire au Massachusetts Institute of Technology [NDT. Banlieue de Boston] né en Turquie. Il était utile, car le MIT pouvait placer un groupe de Ph. D., ou d’étudiants diplômés dans diverses installations nucléaires comme celles de Sandia ou Los Alamos, et certains d’entre eux pouvaient travailler pour l’Air Force. Il fournissait la liste des étudiants titulaires d’un Ph. D. qui devraient occuper ces postes. Dans certains cas, l’attaché militaire turcdemandait a ce que certains étudiants soient placés à des postes importants. Ils n’étaient pas nécessairement turcs, mais ceux qu’ils sélectionnaient avaient passé des accords avec les agents turcs pour fournir des informations contre de l’argent. Si, pour une quelconque raison, ils avaient des difficultés à obtenir une autorisation de la sécurité, Grossman s’assurait que le Département d’État s’arrangerait pour leur obtenir l’autorisation.
En échange d’informations, les étudiants étaient payés 4000 ou 5000 USD. L’information vendue aux deux Saoudiens de Détroit l’a été pour environ 350 000 ou 400 000 USD.
GIRALDI : Cette corruption n’était pas du seul fait du Département d’État et du Pentagone –elle également a touché le Congrès. Vous avez nommé des personnes comme l’ancien porte-parole de la Maison Blanche, Dennis Hastert, aujourd’hui agent titulaire du gouvernement turc. Dans votre déposition, vous décrivez le procédé qui consiste à fractionner les contributions d’origine externe en petites unités, 200 USD chaque, voire moins, afin de dissimuler la source. Était-ce là le moyen de base pour influencer les membres du Congrès, ou les agents étrangers ont-ils exploité des points faibles pour obtenir ce qu’ils voulaient, en utilisant un moyen, comme le chantage ?
EDMONDS : Début 1997, en raison des informations que le FBI recevait sur la communauté diplomatique turque, le Département de la Justice avait déjà commencé à enquêter sur plusieurs membres du Congrès républicains [NDT. Ce sont les années Clinton] . Le parlementaire numéro 1 impliqué dans la communauté turque, à la fois pour procurer des informations et ménager des faveurs, était Bob Livingston. Le numéro 2 après lui était Dan Burton, qui devint ensuite numéro 1 jusqu’à ce que Hastert devienne Porte-parole de la Maison blanche. Le ministre de la Justice sous Clinton, Janet Reno, fut informée de ces enquêtes, et puisqu’il s’agissait de Républicains, elle en autorisa la poursuite.
Bien ; alors que le FBI développait ses informations davantage, Tom Lantos fut ajouté à cette liste. Ce qui permit d’en apprendre beaucoup sur Douglas Feith, Richard Perle et Marc Grossman. À ce moment-là, le Département de la Justice voulait que le FBI soit uniquement concentré sur le Congrès, laissant de côté la branche de l’exécutif. Mais les agents du FBI concernés voulaient poursuivre Perle et Feith car l’Ambassade d’Israël était également impliquée. Puis survint le scandale de Monica Lewinsky, et tout fut mis en veilleuse.
Cependant, certains agents continuèrent à enquêter sur la connexion avec le Congrès. En 1999, ils mirent les parlementaires sur écoute. (Avant cela, leurs informations provenaient de seconde main, via la FISA [ NDT. Loi sur la surveillance des renseignements étrangers, qui décrit les procédures et services de contre-espionnage autorisés], leurs cibles principales étant étrangères). La légalité des mises sur écoutes prêtant à cautions, l’excuse parfaite du Département de la Justice fut toute trouvée. Une fois découverte, ils refusèrent la permission de mettre sur écoute les parlementaires et Grossman en temps que cibles prioritaires. Mais l’enquête put être maintenue à Chicago, car le bureau du FBI y poursuivait sa propre enquête. L’épicentre de la plupart des activités d’espionnage à l’étranger se situait à Chicago.
GIRALDI : Donc, l’enquête s’arrêta à Washington, mais continua à Chicago ?
EDMONDS : Oui, en 2000, un autre représentant [NDT député] fut ajouté à la liste : Jan Schakowsky, parlementaire démocrate de l’Illinois. Les agents turcs commencèrent à rassembler des informations à son propos, et découvrirent qu’elle était bisexuelle. Alors, un agent turc entreprit une relation avec elle. Quand la mère de Jan Schakowsky mourut, la femme turque assista aux obsèques, espérant exploiter son point faible. Plus tard, elles devinrent intimes, dans la maison de ville de Schakovsky, que l’on avait équipé de dispositifs d’enregistrement et de caméras cachées. Ils avaient besoin de Jan Schakowsky et de son mari Robert Creamer pour leur faciliter les choses dans l’Illinois lorsqu’ils réalisaient certaines opérations illégales. Ils avaient déjà Hastert, le maire, et plusieurs sénateurs de l’Illinois impliqués. Je ne sais si la membre du Congrès Schakowsky fut victime d’un chantage ou si elle fit quelque chose pour cette femme turque.
GIRALDI : On a donc là un schéma de corruption qui débute avec des membres officiels du gouvernement procurant des informations à des étrangers et les aidant à entrer en contact avec d’autres Américains en possession d’informations de valeur. Certains de ces officiels, comme Marc Grossman, recevaient directement de l’argent. D’autres recevaient des faveurs professionnelles : les membres du Pentagone comme Douglas Feith et Richard Perle avaient des intérêts en Israël et en Turquie. Les informations volées avaient été vendues, et l’argent dégagé avait été utilisé pour corrompre certains membres du Congrès pour influencer la politique et procurer davantage d’informations – dans de nombreux cas, des informations en lien avec la technologie nucléaire.
EDMONDS : Tout comme des informations en lien avec la technologie des armements, celle des armements conventionnels et la politique du Pentagone.
GIRALDI : Vous avez aussi des informations sur al-Qaïda, plus particulièrement sur al-Qaïda en Asie Centrale et en Bosnie. Vous étiez au courant de conversations suggérant que la CIA soutenait al-Qaïda en Asie Centrale et dans les Balkans, entrainant les gens à obtenir de l’argent, des armes, et que ce contact continua jusqu’au 11 Septembre 2001…
EDMONDS : Je ne sais pas si c’était la CIA. Il y avait certaines forces au sein du gouvernement américain qui travaillaient avec les groupes paramilitaires turcs, dont le groupe d’Abdullah Catli, le Fethullah Gülen.
GIRALDI : Eh bien, cela pourrait tout aussi bien être le Commandement des Opérations Spéciales Conjointes, ou la CIA.
EDMONDS : Peut-être que fréquemment, lorsqu’ils parlaient Département d’État, ils voulaient probablement dire la CIA ?
GIRALDI : Dans beaucoup de cas, lorsqu’ils parlaient du Département d’État, ils voulaient dire la CIA.
EDMONDS : OK. Alors, ces conversations, entre 1997 et 2001, concernaient une opération en Asie centrale qui impliquait ben Laden. Pas une fois le terme « Al-Qaïda » ne fut utilisé. C’était toujours « moudjahidin », toujours « ben Laden », et, en fait, pas « ben Laden », mais « ben Laden » au pluriel. Il y avait plusieurs ben Laden qui se rendaient en Azerbaïdjan et au Tadjikistan en jets privés. L’Ambassadeur turc en Azerbaïdjan travaillait avec eux.
Sous notre commandement, aidé des Pakistanais ou des Saoudiens, il y avait des « ben Laden ». Marc Grossman le dirigeait à 100%, transférant des gens de l’Est du Turkestan vers le Kirghizstan, du Kirghizstan vers l’Azerbaïdjan, et d’Azerbaïdjan, certains étaient acheminés vers la Tchétchénie, certains vers la Bosnie. Depuis la Turquie, ils embarquaient tous ces « ben Laden » à bord d’avions de l’OTAN. Personnes et armes partaient d’un côté, la drogue revenait de l’autre.
GIRALDI : Le gouvernement était-il conscient de ce marché circulaire ?
EDMONDS : À 100%. Beaucoup de drogue allait en Belgique via les avions de l’OTAN. Après cela, ils allèrent en Grande-Bretagne, et une bonne partie est allée aux USA via des avions militaires vers des centres de distribution à Chicago et Patterson, dans le New Jersey. Les diplomates turcs, qui n’ont jamais été fouillés, venaient avec des mallettes d’héroïne.
GIRALDI : Bien sûr, il n’y a eu aucune enquête sur tout cela. Selon vous, quelles sont les chances pour que l’administration Obama fasse une tentative pour mettre un terme à ces activités criminelles ?
EDMONDS : Bon, même durant la campagne présidentielle d’Obama, je n’ai pas cru à son slogan « change » promu par les médias et, malheureusement, par la naïve blogosphère. Tout d’abord, le parcours d’Obama en temps que sénateur, aussi bref fût-il, parle clairement de lui-même. De tous ces changements qu’il promettait, il n’a rien fait. En fait, il avait même pris les positions opposées, que ce soit à propos des écoutes téléphoniques de la NSA, ou sur ce qui adviendrait des « lanceurs d’alertes » sur la sécurité nationale. Nous, les lanceurs d’alertes, avons écrit à son bureau au Sénat. Il n’a jamais répondu, bien qu’inscrit dans les comités concernés.
Dès qu’il fut Président, Obama nous montra que le « Privilège accordé au Secret d’État » allait continuer d’être un outil de choix. C’est un privilège de l’exécutif obscur, destiné à couvrir des méfaits – souvent, des activités criminelles. Et l’administration Obama a non seulement défendu l’utilisation du « Privilège accordé au secret d’État », mais elle a tenté de le porter plus loin que [ne l’a fait] la terrible administration précédente, en maintenant que le gouvernement américain bénéficie de l’immunité de sa souveraineté. Voici le changement sous Obama : son administration semble croire qu’il n’a pas même à invoquer le secret d’État tant nos leaders sont des empereurs possédant cette immunité souveraine. Ce n’est pas le genre de langage qu’on utiliserait dans une démocratie.
L’autre point que j’ai remarqué, c’est comment Chicago, avec sa culture de corruption politique, est centrale dans la nouvelle administration. Lorsque j’ai vu qu’Obama avait choisi Emmanuel Rahm comme chef de cabinet, connaissant sa relation avec le maire Richard Daley, et avec la bande d’Hastert, j’ai su que nous ne verrions pas de changements positifs. Des changements, certainement, mais des changements pour le pire. Cela n’a pas été par hasard si les opérations d’entités criminelles turques se sont centrées sur Chicago.
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Sibel Edmonds
ex-agent traductrice du FBI ,
fondatrice de la « coalition des lanceurs d’alerte de la sécurité nationale »
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Philip Giraldi
ex agent de la CIA,
chroniqueur de la page « Arrières plans cachés » du magazine the American Conservative