"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

16 mai 2015

L’Assassinat d’Oussama ben Laden (The Killing of Osama bin Laden)


Texte intégral en français

Quatre ans se sont écoulés depuis qu’un groupe de Navy Seals américains a assassiné Oussama ben Laden lors d’un raid de nuit sur une grande maison d’Abbottabad au Pakistan. Le meurtre a été le point culminant du premier mandat d’Obama, est un facteur déterminant de sa réélection. La Maison Blanche maintient toujours que la mission était une affaire entièrement américaine et que les généraux de l’armée pakistanaise et de l’Inter-Services Intelligence agency (ISI) n’étaient pas informés à l’avance du raid. C’est faux, tout comme plusieurs autres éléments de la version de l’administration Obama. Le récit de la Maison Blanche aurait pu être écrit par Lewis Caroll [Écrivain, auteur des aventures d'Alice au Pays des merveilles, Ndt] : Ben Laden, la cible d’une gigantesque chasse à l’homme internationale, aurait-il vraiment décidé qu’un lieu de villégiature, à une soixantaine de kilomètres d’Islamabad, serait l’endroit le plus sûr pour vivre et diriger les opérations d’Al-Qaïda ? Il se cachait au grand jour, d’après les États-Unis.

Le mensonge le plus flagrant était que deux des plus hauts chefs de l’armée – le général Ashfaq Parvez Kayani, chef des armées, et le général Ahmed Shuja Pasha, directeur de l’ISI – n’ont jamais été au courant de la mission américaine. La Maison Blanche campe sur cette position malgré une quantité d’articles soulevant des questions, y compris celui de Carlotta Gall dans le New York Times Magazine du 19 mars 2014. Gall, qui a passé 12 ans comme correspondante du Times en Afghanistan, a écrit qu’un "officiel pakistanais" lui a dit que Pasha savait que Ben Laden était à Abbottabad avant le raid. Des officiels américains et pakistanais ont démenti cette histoire qui n’a pas eu de suite. Dans son livre Pakistan : Avant et après Oussama (2012), Imtiaz Gul, directeur exécutif du Centre d’études pour la recherche et la sécurité, un think tank d’Islamabad, a écrit qu’il avait parlé avec quatre agents sous couverture des renseignements qui – reflétant une opinion locale largement répandue – affirmaient que l’armée pakistanaise devait avoir été au courant de l’opération. Cette question a été soulevée de nouveau en février, lorsqu’un général à la retraite, Asad Durrani, qui fut le chef de l’ISI au début des années 1990, déclara à un journaliste d’Al-Jazeera qu’il était "tout à fait possible" que des responsables de l’ISI ne savaient pas où se cachait Ben Laden, "mais qu’il était plus probable qu’ils étaient au courant. Et l’idée était qu’au bon moment, son emplacement serait dévoilé. Et le bon moment aurait été quand vous pouviez en tirer quelque chose en échange – si vous avez quelqu’un comme Oussama Ben Laden, vous n’allez pas simplement le livrer aux États-Unis."

Au printemps, j’ai contacté Durrani en lui disant en détail ce que j’avais appris de sources américaines sur l’assaut contre Ben Laden : que Ben Laden avait été un prisonnier de l’ISI dans la maison d’Abbottabad depuis 2006 ; que Kayani et Pasha avaient connaissance du raid à l’avance et avaient fait en sorte que les deux hélicoptères transportant les Seals à Abbottabad pourraient franchir l’espace aérien pakistanais sans déclencher les alarmes ; que la CIA n’a pas su où se trouvait Ben Laden en suivant la trace de ses messages, comme le prétend la Maison Blanche depuis mai 2011, mais par un ancien officier supérieur des renseignements pakistanais qui a vendu la mèche en échange d’une grande partie des 25 millions de dollars de récompense offert par les américains, et que, bien qu’Obama ait effectivement ordonné le raid et que les Seals l’aient bien mené, de nombreux autres aspects de la version officielle étaient faux.

"Lorsque votre papier sortira – si vous le faites – les gens au Pakistan vous seront terriblement reconnaissants," m’a dit Durrani. "Cela fait longtemps qu’ils ont arrêté de croire ce qui sort des bouches officielles au sujet de Ben Laden. Il y aura quelques commentaires politiques négatifs et de la colère, mais les gens aiment qu’on leur dise la vérité, et ce que vous m’avez dit est sensiblement ce que j’ai entendu de la part d’anciens collègues qui ont fait partie d’une commission d’enquête dès le début de cet incident." En tant qu’ancien chef de l’ISI, a-t-il dit, il a été informé peu de temps après le raid par "des membres bien informés de la ‘communauté stratégique’," qu’un informateur avait prévenu les américains de la présence de Ben Laden à Abbottabad, et qu’après son assassinat, les promesses non tenues des américains avaient poussé Kayani et Pasha sous les projecteurs.

La source principale du récit suivant est un ancien responsable des renseignements américains qui était au courant des premières informations sur la présence de Ben Laden à Abbottabad. Il était aussi au parfum de nombreux aspects concernant l’entraînement des Seals pour le raid, et de différents rapports à la suite de l’opération. Deux autres sources américaines qui ont eu accès à des informations corroborantes, ont été des consultants de longue date auprès du Commandement des opérations spéciales [SOCOM, Ndt]. J’ai également reçu des informations de l’intérieur du Pakistan sur la consternation généralisée parmi les responsables de l’ISI et de l’armée – dont Durrani s’est fait l’écho plus tard – quant à la décision d’Obama d’annoncer immédiatement au public la mort de Ben Laden. La Maison Blanche n’a pas répondu aux demandes de commentaires.

*

Tout commença avec un transfuge. En août 2010, un ancien responsable des renseignements pakistanais a abordé Jonathan Bank, à l’époque le chef de station de la CIA à l’ambassade américaine d’Islamabad. Il proposa de raconter à la CIA où se trouvait Ben Laden en échange de la récompense offerte par Washington en 2001. Les transfuges sont présumés douteux par la CIA, et la réponse du quartier général de l’agence fut d’envoyer une équipe de polygraphistes [spécialistes des détecteurs de mensonges, Ndt]. Le transfuge passa le test. "Donc nous avons maintenant une piste indiquant que Ben Laden vit dans une maison d’Abbottabad, mais comment être certains de son identité ?", telle était la préoccupation de la CIA à l’époque, m’a dit l’ancien responsable américain du renseignement.

Les États-Unis ont d’abord dissimulé ce qu’ils savaient aux Pakistanais. "L’inquiétude était que si l’existence de la source était révélée, les Pakistanais déplaceraient eux-mêmes Ben Laden à un autre endroit. Donc seul un petit nombre de personnes a eu accès à la source et à son récit," a dit le responsable à la retraite. "Le premier objectif de la CIA était de vérifier la qualité des informations de l’informateur." La maison fut mise sous surveillance satellite. La CIA a loué une maison à Abbottabad pour l’utiliser comme base d’observation avancée et l’a doté d’employés pakistanais et d’étrangers. Plus tard, la base servira de point de contact avec l’ISI ; elle attirait peu l’attention car Abbottabad est un lieu de vacances plein de maisons à louer pour de courts séjours. Un profil psychologique de l’informateur fut préparé. (L’informateur et sa famille ont été exfiltrés du Pakistan et relogés dans la région de Washington. Il est désormais consultant pour la CIA.)

"En octobre, l’armée et la communauté du renseignement ont discuté des possibles options militaires. Est-ce qu’on lâche une bombe anti-bunker sur la maison ou est-ce qu’on le sort avec une frappe de drone ? Peut-être envoyer quelqu’un pour l’assassiner, à la mode du tueur solitaire ? Mais on aurait alors aucune preuve de qui il s’agit," a déclaré l’ancien responsable. "On pouvait voir un type en train de déambuler la nuit, mais nous n’avions pas d’interceptions parce qu’il n’y avait aucune communication qui sortait de la maison."

Au mois d’octobre, Obama a été briefé sur les renseignements. Sa réponse fut prudente, confie l’ancien responsable. "Ça n’avait juste aucun sens que Ben Laden vive à Abbottabad. C’était complètement dingue. La position du président a été catégorique : « Ne me parlez plus de cette histoire à moins d’avoir la preuve que c’est vraiment Ben Laden. »" L’objectif immédiat à la direction de la CIA et du Joint Special Operations Command [JSOC, branche du SOCOM, Ndt] était d’obtenir le soutien d’Obama. Ils pensaient qu’ils l’auraient s’ils se procuraient une preuve ADN, et s’ils pouvaient l’assurer qu’un assaut de nuit sur la maison ne comportait pas de risque. Le seul moyen d’accomplir les deux à la fois, a expliqué l’officiel à la retraite, "était d’y associer les Pakistanais."

Durant la fin de l’automne 2010, les Américains ont continué de garder le silence sur le transfuge, tandis que Kayani et Pasha ont continué d’affirmer à leurs homologues américains qu’ils n’avaient pas d’informations sur les allées et venues de Ben Laden. "La prochaine étape était de savoir comment introduire en douceur Kayani et Pasha – de leur dire que nous avions des informations indiquant qu’il y avait une cible de haute importance dans la maison, et de leur demander ce qu’ils savaient de la cible," a dit l’ancien responsable. "La maison n’était pas une enclave armée – pas de mitrailleuse alentour parce qu’elle était sous contrôle de l’ISI." Le transfuge avait raconté aux Américains que Ben Laden avait vécu incognito de 2001 à 2006 avec certaines de ses femmes et de ses enfants dans les montagnes de l’Hindou Kouch, et que "l’ISI l’avait appréhendé en payant des habitants des tribus locales pour le trahir." (Après le raid, des articles l’ont situé ailleurs au Pakistan durant cette période.) Le transfuge a également dit à Bank que Ben Laden était très malade et que peu après sa détention à Abbottabad, l’ISI avait ordonné à Amir Aziz, un docteur et officier de l’armée pakistanaise, d’emménager à proximité pour lui fournir un traitement. "La vérité est que Ben Laden était invalide, mais qu’on ne peut pas le reconnaître," a déclaré l’ancien responsable. "« Vous voulez dire que vous avez abattu un infirme ? Qui était sur le point d’attraper son AK-47 ? »"

"Ça n’a pas pris longtemps pour obtenir la coopération dont nous avions besoin, car les Pakistanais voulaient assurer le flot de livraison des aides militaires américaines, dont un bon pourcentage était dédié à l’antiterrorisme qui finance la sécurité personnelle, tel que des limousines blindées, des agents de sécurité et des résidences pour la direction de l’ISI," a raconté l’ancien responsable. Il a ajouté qu’il y avait aussi des dessous-de-table sous forme de "primes" personnelles, financées hors comptabilité par les fonds de réserve du Pentagone. "La communauté du renseignement savait ce qui pouvait convaincre les Pakistanais – c’était la carotte. Et ils ont choisi la carotte. C’était du gagnant-gagnant. On les a aussi un peu fait chanter. On leur a dit que nous ferions fuiter le fait qu’ils avaient Ben Laden dans leur arrière-cour. Nous savions que leur alliés et leurs ennemis" – les talibans et les groupes jihadistes au Pakistan et en Afghanistan – "n’apprécieraient pas."

Selon le responsable à la retraite, un facteur d’inquiétude à ce stade précoce était l’Arabie saoudite, qui avait payé les frais d’entretien de Ben Laden depuis sa capture par les Pakistanais. "Les Saoudiens ne voulaient pas que la présence de Ben Laden nous soit révélée parce qu’il était saoudien et ils ont donc demandé au Pakistanais de le tenir hors-champ. Les Saoudiens avaient peur que si nous l’apprenions, nous ferions pression sur les Pakistanais pour laisser Ben Laden nous parler de ce que les Saoudiens avaient fabriqué avec Al-Qaïda. Et ils lâchaient de l’argent – beaucoup d’argent. Les Pakistanais, à leur tour, craignaient que les Saoudiens vendent la mèche au sujet de leur mainmise sur Ben Laden. La crainte était que si les Américains l’apprenaient par Riyad, l’enfer s’abattrait sur eux. Que les Américains découvrent la détention de Ben Laden par un transfuge n’était pas la pire des choses."

Malgré leur brouille permanente en public, les services de renseignement et les armées américaines et pakistanaises ont étroitement travaillé ensemble depuis des décennies en matière de contre-terrorisme en Asie du Sud. Les deux services trouvent souvent un intérêt à engager des querelles publiques "pour couvrir leurs arrières," comme dit l’ancien responsable, mais ils continuent de partager des renseignements utilisés pour les attaques de drone, et coopèrent sur des opérations secrètes. Dans le même temps, Washington conçoit que des membres de l’ISI puissent penser que de fait de maintenir une relation avec la direction des talibans en Afghanistan est essentiel à leur sécurité nationale. L’objectif stratégique de l’ISI est de contrebalancer l’influence indienne à Kaboul ; les talibans sont également considérés au Pakistan comme une réserve de troupes djihadistes de choc, qui appuieraient le Pakistan contre les Indiens dans une confrontation au Cachemire.

L’arsenal nucléaire pakistanais était une source de tension supplémentaire, souvent dépeint dans la presse occidentale comme une "bombe islamique" qui pourrait être transférée par le Pakistan à une nation en guerre au Moyen-Orient, dans le cas d’une crise avec Israël. Les États-Unis ont regardé ailleurs quand le Pakistan a commencé à construire son système d’armement dans les années 1970, lequel est généralement estimé maintenant à plus d’une centaine de têtes nucléaires. Il est entendu à Washington que la sécurité américaine dépend du maintien de liens forts de l’armée et du renseignement vis-à-vis du Pakistan. La même conviction est partagée au Pakistan.

"L’armée pakistanaise est une famille à part entière," constate l’ancien responsable. "Les officiers appellent les soldats leur fils et tous les officiers sont « frères ». Le comportement est différent dans l’armée américaine. Les officiers supérieurs de l’armée pensent être l’élite et ont le devoir d’être attentifs à tout le monde, comme gardiens de la flamme contre le fondamentalisme musulman. Les Pakistanais savent aussi que leur atout contre une agression de l’Inde est une relation solide avec les États-Unis. Ils ne couperont jamais les liens personnels avec nous."

Comme tous les chefs de station de la CIA, Bank travaillait sous couverture, mais celle-ci prit fin début décembre 2010 quand il fut publiquement accusé de meurtre dans une plainte pénale déposée à Islamabad par Karim Khan, un journaliste pakistanais dont le fils et le frère, selon des articles de la presse locale, avaient été tués par une attaque de drone américain. Permettre que Bank soit nommément cité était une violation du protocole diplomatique de la part des autorités pakistanaises, qui déclencha une vague de publicité indésirable. Bank reçu l’ordre de quitter le Pakistan par la CIA, dont les officiels ont déclaré par la suite à l’Associated Press qu’il avait été transféré pour des raisons de sécurité. Le New York Times a rapporté qu’il y existait un "fort soupçon" que l’ISI ait joué un rôle dans la fuite du nom de Bank à l’attention de Khan. Des spéculations avancent qu’il aurait été démasqué en représailles de la publication, dans un procès à New York le mois précédent, des noms de plusieurs chefs de l’ISI en lien avec les attentats terroristes de Mumbai en 2008. Mais d’après l’officiel à la retraite, il y avait une raison collatérale à l’empressement de la CIA de renvoyer Bank aux États-Unis. Les Pakistanais avaient besoin d’une couverture au cas où leur coopération avec les Américains pour se débarrasser de Ben Laden soit éventée. Les Pakistanais pourraient dire : "Vous parlez de nous ? Nous venons juste d’expulser votre chef de station."

La demeure de Ben Laden se trouvait à moins de quatre kilomètres de l’Académie militaire du Pakistan, et un quartier général du bataillon de combat de l’armée pakistanaise se trouvait à environ un kilomètre et demi encore plus loin. Abbottabad est à moins de 15 minutes en hélicoptère de Tarbela Ghazi, une base importante pour les opérations clandestines de l’ISI et le site où sont formés ceux qui gardent l’arsenal nucléaire du Pakistan. "Ghazi est la première raison pour laquelle l’ISI a mis Ben Laden à Abbottabad," a déclaré l’officiel à la retraite, "pour le maintenir sous une surveillance constante."

Les risques pour Obama étaient élevés à ce stade précoce, en particulier parce qu’il y avait un précédent troublant : l’échec en 1980 de la tentative de sauvetage des otages américains à Téhéran. Cet échec a joué un rôle dans la défaite de Jimmy Carter face à Ronald Reagan. Les craintes d’Obama étaient fondées, a dit l’officiel retraité. "Est-ce que Ben Laden s’y trouvait réellement ? Et si toute cette histoire n’était qu’une ruse pakistanaise ? Quelles seraient les conséquences politiques en cas d’échec ?" Après tout, comme l’ancien responsable a déclaré, "Si la mission échouait, Obama ne serait plus qu’un Jimmy Carter noir et perdrait tout espoir de réélection."

Obama voulait absolument garantir que les États-Unis ne se trompent pas de cible. La preuve allait se présenter sous la forme de l’ADN de Ben Laden. Les planificateurs se sont tourné vers Kayani et Pasha pour de l’aide, lesquels demandèrent à Aziz d’obtenir les échantillons. Peu après le raid, la presse a découvert qu’Aziz avait vécu dans une maison près de la demeure de Ben Laden : les journalistes locaux ont découvert son nom en ourdou sur une plaque sur la porte. Les responsables pakistanais ont nié qu’Aziz avait le moindre lien avec Ben Laden, mais l’officiel retraité m’a dit qu’Aziz avait été rétribué avec une partie de la récompense de 25 millions de dollars que les États-Unis avaient offerts, car l’échantillon ADN avait montré de façon concluante que c’était bien Ben Laden qui se trouvait à Abbottabad. (Dans son témoignage ultérieur devant une commission d’enquête pakistanaise sur le raid contre Ben Laden, Aziz a déclaré qu’il avait été témoin de l’attaque sur Abbottabad, mais ne savait pas qui vivait dans l’enceinte et avait reçu l’ordre d’un officier supérieur de rester à l’écart.)

Les négociations se sont poursuivies sur la façon dont la mission serait exécutée. "Kayani nous a finalement dit oui, mais il a dit vous ne pouvez pas intervenir avec une grande force de frappe. Vous devez intervenir vite et bien. Et vous devez le tuer, sinon il n’y a pas d’accord," a dit l’officiel retraité. L’accord fut conclu à la fin de janvier 2011, et le Joint Special Operations Command a préparé une liste de questions à poser aux Pakistanais : "Comment pouvons-nous être certains de l’absence d’une intervention extérieure ? Quels sont les moyens de défense à l’intérieur du site et quels sont ses dimensions exactes ? Où sont situées les chambres de Ben Laden et quelles sont leurs dimensions ? Combien de marches dans l’escalier ? Où sont les portes de ses chambres, et sont-elles renforcées avec de l’acier ? Quelle épaisseur ?" Les Pakistanais ont convenu d’autoriser une cellule américaine composée de quatre hommes – un Navy Seal, un officier de la CIA et deux spécialistes en communications – de mettre en place un bureau de liaison à Tarbela Ghazi en prévision de l’assaut. Pendant ce temps, l’armée avait construit une réplique de la maison d’Abbottabad sur un ancien site d’essais nucléaires secret dans l’Utah, et une équipe d’élite Seal avait commencé l’entraînement pour l’attaque.

Les États-Unis avaient commencé à réduire l’aide au Pakistan – à "fermer le robinet", selon les mots de l’ancien responsable. La livraison de 18 nouveaux avions de chasse F-16 fut retardée, et les versements de pots-de-vin aux hauts dirigeants furent suspendus. En avril 2011, Pasha a rencontré le directeur de la CIA, Leon Panetta, au siège de l’agence. "Pasha a obtenu un engagement que les États-Unis reverseraient l’argent, et nous avons obtenu une garantie qu’il n’y aurait pas d’opposition pakistanaise au cours de la mission," a dit l’officiel retraité. "Pasha a également insisté sur le fait que Washington arrête de se plaindre du manque de coopération du Pakistan dans la guerre américaine contre le terrorisme." À un moment donné, au cours du printemps, Pasha a offert aux Américains une explication franche de la raison pour laquelle le Pakistan avait gardé le secret sur la capture de Ben Laden, et pourquoi il était impératif que le rôle de l’ISI demeure secret : "Nous avions besoin d’un otage pour garder un œil sur Al-Qaïda et les talibans," a dit Pasha, selon l’officiel retraité. "L’ISI utilisait Ben Laden comme levier contre les activités des talibans et d’Al-Qaïda en Afghanistan et au Pakistan. Ils ont fait savoir aux talibans et à la direction d’Al-Qaïda que si ces derniers menaient des opérations contraires aux intérêts de l’ISI, Ben Laden nous serait livré. Donc, s’il était connu que les Pakistanais avaient travaillé avec nous pour attraper Ben Laden à Abbottabad, ils le payeraient très cher."

Lors d’une de ses réunions avec Panetta, selon l’officiel à la retraite et une source au sein de la CIA, un responsable de la CIA a demandé à Pasha s’il se voyait agir lui-même en fait comme un agent d’Al-Qaida et des talibans. "Il a répondu que non, mais a dit que l’ISI avait besoin d’avoir un certain contrôle." Le message, tel que la CIA l’a compris, selon l’officiel à la retraite, était que Kayani et Pasha considéraient Ben Laden "comme une monnaie d’échange, et qu’ils étaient plus intéressés par leur [propre] survie que par celle des États-Unis."

Un Pakistanais ayant des liens étroits avec les hauts responsables de l’ISI m’a dit que "il y avait un accord avec vos grands chefs. Nous étions très réticents, mais il fallait le faire – non pour une question d’enrichissement personnel, mais parce que tous les programmes d’aide américains allaient être coupés. Vos gars ont dit nous allons vous affamer si vous ne le faites pas, et le feu vert a été donné lorsque Pasha était à Washington. L’accord était non seulement de maintenir les robinets ouverts, mais il a été dit à Pasha qu’il y aurait plus de petits cadeaux pour nous." Le Pakistanais a déclaré que la visite de Pasha déboucha également sur un engagement des États-Unis pour donner au Pakistan "une plus grande marge de manœuvre" en Afghanistan alors qu’ils entamaient le retrait de leurs troupes. "Et c’est ainsi que nos grands chefs ont justifié l’affaire en disant que c’était pour le bien du pays."

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Pasha et Kayani étaient chargés de veiller à ce que le commandement de l’armée et de la défense aérienne du Pakistan n’interférent pas avec les hélicoptères américains utilisés lors de la mission. La cellule américaine à Tarbela Ghazi fut chargée de coordonner les communications entre l’ISI, les officiers supérieurs américains à leur poste de commandement en Afghanistan, et les deux hélicoptères Black Hawk ; l’objectif était de veiller à ce qu’aucun avion de chasse pakistanais en patrouille frontalière ne repère les intrus et intervienne. Selon le plan initial, le raid ne devait pas être immédiatement rendu public. Toutes les unités du Joint Special Operations Command agissent dans un secret rigoureux et la direction du JSOC pensait, tout comme Kayani et Pasha, que la nouvelle de la mort de Ben Laden pouvait être gardée secret pendant sept jours, peut-être plus. Ensuite, une version alternative soigneusement rédigée serait fournie : Obama annoncerait que l’analyse ADN a confirmé que Ben Laden avait été tué lors d’une frappe de drone dans l’Hindou Kouch, du côté afghan de la frontière. Les Américains qui ont planifié la mission ont assuré à Kayani et Pasha que leur coopération ne serait jamais rendue public. Il était entendu par tous que si le rôle du Pakistan devait être connu, il y aurait des manifestations violentes – Ben Laden était considéré comme un héros par de nombreux Pakistanais – et Pasha et Kayani ainsi que leurs familles seraient en danger, et l’armée pakistanaise publiquement déshonorée.

A ce stade, il était clair pour tout le monde, a dit l’officiel retraité, que Ben Laden n’en sortirait pas vivant : "Pasha nous a dit lors d’une réunion en avril, qu’il ne pouvait pas risquer de laisser Ben Laden dans la maison maintenant que nous savions qu’il était là. Trop de gens dans la chaîne de commandement pakistanais étaient au courant de la mission. Lui et Kayani ont dû raconter toute l’histoire aux responsables de la défense aérienne et à quelques commandants locaux."

"Bien sûr, les gars savaient que la cible était Ben Laden et qu’il était là sous contrôle pakistanais," a dit l’officiel retraité. "Sinon, ils n’auraient pas accompli la mission sans couverture aérienne. Il s’agissait clairement et définitivement d’un assassinat prémédité." Un ancien commandant des Seals ayant dirigé et participé à des dizaines de missions similaires au cours de la dernière décennie, m’a assuré que "nous ne voulions pas Ben Laden vivant – de permettre au terroriste de rester en vie. Sur le plan légal, nous savions que ce que nous allions faire à l’intérieur du Pakistan était un homicide. Nous en étions bien conscients. Chacun de nous, quand nous faisons ce genre de mission, nous nous disons : "Reconnaissons-le. Nous allons commettre un meurtre." La version initiale de la Maison Blanche affirmait que Ben Laden avait brandi une arme ; l’histoire visait à contrer ceux qui doutaient de la légalité du programme d’assassinat ciblé de l’administration américaine. Les États-Unis ont toujours maintenu, en dépit des remarques largement relayées de personnes impliquées dans la mission, que Ben Laden aurait été pris vivant s’il s’était immédiatement rendu.

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Autour de la maison d’Abbottabad, des agents de l’ISI montaient la garde 24h/24 pour surveiller Ben Laden, ses épouses et ses enfants. Ils avaient reçu l’ordre de partir dès qu’ils entendraient les rotors des hélicoptères américains. La ville était plongée dans le noir : l’électricité avait été coupée sur ordre de l’ISI quelques heures avant le début du raid. Un des Black Hawks s’est écrasé à l’intérieur des murs de l’enceinte, faisant de nombreux blessés à bord. "Les gars savaient que la durée de l’opération était très courte, car ils allaient réveiller toute la ville," a dit l’ancien responsable à la retraite. Le cockpit du Black Hawk qui s’était écrasé, avec tout son équipement de communication et de navigation, devait être détruit à coups de grenades, ce qui provoquerait une série d’explosions et un incendie visible à des kilomètres à la ronde. Deux hélicoptères Chinook avaient voyagé de l’Afghanistan vers une base du renseignement pakistanais à proximité pour fournir un appui logistique, et l’un d’eux a été immédiatement envoyé à Abbottabad. Mais parce que l’hélicoptère avait été équipé d’un réservoir supplémentaire chargé de combustible pour les deux Black Hawks, il devait d’abord être reconfiguré pour le transport de troupes. Le crash du Black Hawk et l’obligation de voler dans un appareil de remplacement ont provoqué du stress et des retards, mais les Seals ont poursuivi leur mission. Il n’y a pas eu d’échange de tirs pendant leur intervention sur le site ; les gardes de l’ISI avaient disparu. "Tout le monde au Pakistan possède une arme et la gâchette facile, les riches comme ceux qui vivent à Abbottabad ont des gardes du corps armés, et pourtant il n’y avait pas d’armes dans l’enceinte," a souligné l’officiel retraité. S’il y avait eu une opposition, l’équipe aurait été très vulnérable. Au lieu de ça, a déclaré le responsable à la retraite, un agent de liaison de l’ISI volant avec les Seals les a guidés dans la maison obscure jusqu’à un escalier menant aux chambres de Ben Laden. Les Seals avaient été avertis par les Pakistanais que de lourdes portes en acier bloquaient la cage d’escalier sur les paliers du premier et deuxième étage ; les chambres de Ben Laden se trouvaient au troisième. L’équipe des Seals a utilisé des explosifs pour faire sauter les portes, sans faire de victimes. Une des femmes de Ben Laden poussait des cris hystériques et une balle – peut-être une balle perdue – a touché son genou. En dehors de ceux qui ont touché Ben Laden, aucun autre coup de feu ne fut tiré. (Le compte-rendu de l’administration Obama affirme le contraire.)

"Ils savaient où se trouvait la cible – troisième étage, deuxième porte à droite," a dit l’officiel retraité. "Allez-y directement. Oussama s’était recroquevillé et réfugié dans sa chambre. Deux tireurs l’ont suivi et ont ouvert le feu. Très simple, très direct, très professionnel." Certains des Seals ont été consternés plus tard, par l’insistance de la Maison Blanche à dire qu’ils avaient abattu Ben Laden en état de légitime-défense, a dit l’officiel retraité. "Six membres des Seals, parmi les meilleurs et les plus expérimentés des sous-officiers, face à un civil âgé et désarmé, ont dû le tuer en guise de légitime défense ? La maison était en mauvais état et Ben Laden vivait dans une cellule avec des barreaux à la fenêtre et des barbelés sur le toit. Les règles d’engagement étaient que si Ben Laden opposait une résistance, ils étaient autorisés à prendre des mesures létales. Mais s’ils soupçonnaient d’autres moyens de résistance, comme une ceinture d’explosifs sous sa robe de chambre, ils pouvaient également le tuer. Donc voilà un type dans une mystérieuse robe de chambre et ils l’ont abattu. Pas parce qu’il tentait de s’emparer d’une arme. On leur avait donné l’autorité absolue de tuer le gars." L’affirmation ultérieure de la Maison Blanche selon laquelle seules une ou deux balles avaient été tirées dans la tête était des "pures conneries", a dit l’officiel retraité. "L’équipe est entrée par la port et l’a supprimé. Comme disent les Seals, « Nous lui avons réglé son compte. »"

Après avoir tué Ben Laden, "les Seals ont simplement traîné, certains avec des blessures occasionnées lors de l’accident, en attendant l’hélicoptère de secours," a dit l’ancien officiel. "Vingt minutes intenses. Le Black Hawk brûlait encore. La ville plongée dans le noir. Pas d’électricité. Pas de police. Pas de camions de pompiers. Pas de prisonniers. Les épouses et les enfants de Ben Laden abandonnés aux soins de l’ISI pour interrogation et relogement. "En dépit de tous les discours," a poursuivi l’officiel à la retraite, il n’y avait "pas de sacs-poubelles remplis d’ordinateurs et d’unités de stockage. Les gars ont simplement bourré dans leurs sacs à dos quelques livres et documents trouvés dans sa chambre. Les Seals n’étaient pas là parce qu’ils pensaient que Ben Laden dirigeait un centre de commandement pour les opérations d’Al-Qaïda, ce que racontera plus tard la Maison Blanche aux médias. Et ils n’étaient pas des experts du renseignement chargés de recueillir des informations à l’intérieur de cette maison."

Lors d’une mission d’assaut normal, a dit l’officiel retraité, personne n’aurait traîné si un hélicoptère s’était écrasé. "Les Seals auraient terminé la mission, se seraient débarrassés de leurs armes et équipement, se seraient engouffrés dans le deuxième Black Hawk et fait di-di-mau" – argot vietnamien pour prendre la poudre d’escampette – "pour sortir de là, avec des gars accrochés aux portes. Ils n’auraient pas détruit l’hélicoptère – aucun équipement de communication ne vaut une dizaine de vies – à moins de savoir qu’ils étaient en sécurité. Au contraire, ils ont traîné à l’extérieur de la maison, comme s’ils attendaient le bus." Pasha et Kayani avaient tenu toutes leurs promesses.

 Le débat interne dans les coulisses de la Maison Blanche commença dès qu’il fut établi que la mission avait réussi. Le corps de Ben Laden était supposé être en route pour l’Afghanistan. Obama devait-il respecter ses engagements auprès de Kayani et Pasha et prétendre environ une semaine plus tard que Ben Laden avait été tué dans une attaque de drone dans les montagnes, ou devait-il rendre cela public immédiatement ? Le crash d’hélicoptère permit aux conseillers politiques d’Obama de préconiser plus facilement le second plan. L’explosion et la boule de feu seraient impossibles à dissimuler et le bruit de ce qui s’était passé était voué à fuiter. Obama allait devoir "prendre le pas sur l’histoire" avant que quelqu’un le fasse au Pentagone : attendre ne ferait qu’atténuer l’impact politique.

Tout le monde n’était pas d’accord. Robert Gates, le ministre de la Défense, était le plus volubile de ceux qui insistaient pour honorer les accords avec les Pakistanais. Dans ses mémoires, Duty, Gates ne cache pas sa colère :

Avant de nous disperser et que le président se dirige à l’étage pour dire au peuple américain ce qui venait de se passer, j’ai rappelé à tout le monde que les méthodes, les tactiques et les procédures utilisées par les Seals durant l’opération étaient employées chaque nuit en Afghanistan […] il était donc essentiel que nous soyons d’accord pour ne dévoiler aucun détail opérationnel du raid. Tout ce que nous avons à dire, ai-je signalé, c’est que nous l’avons tué. Tout le monde dans la pièce s’accorda pour rester muet sur les détails. Cet engagement ne dura que cinq heures. Les premières fuites sont venues de la Maison Blanche et de la CIA. Ils ne pouvaient simplement pas attendre pour fanfaronner et s’attribuer le crédit. Les faits étaient souvent erronés […] Malgré tout, les informations continuaient de se répandre. J’étais indigné et à un moment, j’ai dit [au conseiller à la sécurité nationale Tom] Donilon, "Pourquoi tout le monde ne ferme pas simplement sa gueule ?" En vain.

Le discours d’Obama a été mis sur pied dans l’urgence, raconte l’ancien responsable, et fut considéré par ses conseillers comme un document politique, non un message ayant besoin d’être soumis à l’autorisation de la bureaucratie de la sécurité nationale. Cette série de déclarations intéressées et inexactes vont créer le chaos dans les semaines suivantes. Obama déclara que son administration avait découvert que Ben Laden était au Pakistan via "une possible piste" remontant au mois d’août ; pour beaucoup à la CIA, la déclaration suggérait un événement spécifique, comme un transfuge. La remarque conduisit à une nouvelle couverture médiatique prétendant que les brillants analystes de la CIA avaient débusqué un réseau de communication gérant le flot continu des ordres opérationnels de Ben Laden à Al-Qaïda. Obama loua aussi le soin d’ "une petite équipe d’Américains" à éviter les pertes civiles et déclara : "Après un échange de tirs, ils ont tué Oussama ben Laden et ont disposé de son cadavre." Deux détails supplémentaires avaient maintenant besoin d’être apportés à la couverture médiatique : une description de la fusillade qui n’avait jamais eu lieu, et un récit de ce qui était advenu de la dépouille. Obama a continué à saluer les Pakistanais : "Il est important de noter que notre coopération avec le Pakistan dans le contreterrorisme a contribué à nous mener à Ben Laden et la maison où il se cachait." Cette déclaration risquait d’exposer Kayani et Pasha. La Maison Blanche eut pour solution d’ignorer ce qu’Obama avait dit et donna l’ordre à tous ceux qui s’exprimaient dans la presse d’insister sur le fait que les Pakistanais n’avaient joué aucun rôle dans le meurtre de Ben Laden. Obama laissa la nette impression que lui et ses conseillers n’avaient pas eu la certitude que Ben Laden était à Abbottabad, mais avaient seulement eu des informations "sur la possibilité" [qu'il y soit]. Cela a conduit dans un premier temps à l’histoire selon laquelle les Seals avaient déterminé qu’ils avaient tué la bonne personne en faisant s’allonger un Seal mesurant 1,83 mètres à côté du corps pour comparaison (il était connu que Ben Laden mesurait 1,93 mètres) ; et ensuite à l’affirmation qu’un test ADN avait été pratiqué sur le corps et démontré de manière concluante que les Seals avait tué Ben Laden. Mais d’après l’officiel à la retraite, les premiers rapports des Seals ne disaient pas clairement si tout ou partie du corps de Ben Laden avait été renvoyé en Afghanistan.

Gates n’était pas le seul officiel tourmenté par la décision d’Obama de parler sans expurger ses remarques à l’avance, a déclaré l’officiel retraité, "mais il était le seul à protester. Obama n’a pas seulement doublé Gates, il a doublé tout le monde. Ce n’était pas le brouillard de la guerre. Le fait qu’il existait un accord avec les Pakistanais et aucun plan d’urgence de ce qui devait être révélé au cas où quelque chose tournait mal – ça n’a même pas fait l’objet d’une discussion. Et une fois que les choses ont mal tourné, ils ont dû inventer une nouvelle histoire dans la foulée." Certaines tromperies avaient une raison légitime : le rôle du transfuge pakistanais devait être protégé.

Dans un point presse juste après la déclaration d’Obama, le service de presse de la Maison Blanche a été informé que la mort de Ben Laden était "le point d’orgue de plusieurs années d’un soigneux travail de renseignement hautement perfectionné" qui s’était concentré sur la piste d’un groupe de messagers, dont un réputé être proche de Ben Laden. Les journalistes ont été informés qu’une équipe spécialement composée d’analystes de la CIA et de la National Security Agency [NSA], avait suivi le messager jusqu’à une riche demeure hautement sécurisée à Abbottabad. Après des mois d’observation, la communauté du renseignement américain avait "un haut niveau de confiance" qu’une cible de grande importance vivait dans la maison, et il a été "estimé qu’il y avait une forte probabilité qu’il s’agissait d’Oussama ben Laden." L’équipe d’assaut américaine tomba dans une fusillade en entrant dans la demeure et trois mâles adultes – deux d’entre eux supposés être les messagers – ont été tués en même temps que Ben Laden. Interrogé sur le fait de savoir si Ben Laden s’était défendu, un des porte-paroles a répondu que oui : "Il a résisté aux forces d’assaut. Et il a été tué lors d’un échange de tirs."

Le lendemain, John Brennan, à l’époque le conseiller principal d’Obama pour le contreterrorisme, avait en charge de vanter le courage d’Obama tout en essayant d’arrondir les déclarations inexactes dans son discours. Il fournit un compte-rendu plus détaillé mais tout aussi trompeur du raid et de sa préparation. S’exprimant de manière officielle, ce qu’il fait rarement, Brennan a dit que la mission avait été menée par un groupe de Navy Seals qui avaient reçu l’ordre, si possible, de prendre Ben Laden vivant. Il déclara que les États-Unis n’avaient pas d’information suggérant que quelqu’un dans le gouvernement ou l’armée pakistanaise savait où se trouvait Ben Laden : "Nous n’avons contacté les Pakistanais seulement après que tous nos hommes et tous nos appareils soient sortis de l’espace aérien pakistanais." Il insista sur la décision courageuse d’Obama d’ordonner la frappe, et déclara que la Maison Blanche n’avait pas d’information "qui confirmait que Ben Laden était dans la maison" avant le début du raid. Obama, a-t-il dit, "a pris ce que je considère la plus audacieuse décision d’un président de mémoire récente." Brennan augmenta à cinq le nombre de tués par les Seals à l’intérieur de la maison : Ben Laden, un messager, son frère, un fils de Ben Laden, et une des femmes censée avoir servi de bouclier à Ben Laden.

Interrogé sur le fait de savoir si Ben Laden avait ouvert le feu sur les Seals, comme l’avaient entendu certains journalistes, Brennan a répété ce qui allait devenir un mantra de la Maison Blanche : "Il s’est engagé dans une fusillade avec ceux qui sont entrés dans la zone de la maison où il se trouvait. Quant à savoir s’il a tiré ou non, franchement je ne sais pas […] Voici Ben Laden, celui qui a commandité ces attentats […] vivant dans une zone très éloignée du front, se cachant derrière des femmes placées devant lui comme bouclier […] Je pense que cela reflète le genre d’individu qu’il était."

Gates désapprouva aussi l’idée mise en avant par Brennan et Leon Panetta, selon laquelle les renseignements américains avaient appris où se trouvait Ben Laden à partir des informations obtenues grâce au waterboarding [simulation de noyade, Ndt.] ou d’autres formes de torture. "Tout ceci se déroule pendant que les Seals volent de retour de leur mission. Les gens de l’agence connaissent toute l’histoire," raconte l’officiel retraité. "C’est un groupe d’officiers de réserve qui s’en est chargé." (Les officiers de réserve [annuitants en anglais, Ndt.] sont des retraités de la CIA qui restent actifs sous contrat.) "Ils avaient été appelés par certains des planificateurs de la mission de l’agence, afin d’aider au récit de couverture. Alors les vétérans arrivent et disent pourquoi pas convenir que nous avons obtenu une partie des informations sur Ben Laden grâce aux interrogatoires renforcés ?" A l’époque, il y avait toujours des discussions à Washington sur la possible poursuite d’agents de la CIA ayant eu recours à la torture.

"Gates leur a dit que ça n’allait pas marcher," a dit l’officiel à la retraite. "Il n’a jamais fait partie de l’équipe. Il savait à la fin de sa carrière qu’il n’avait pas à prendre part à ces absurdités. Mais le département d’État, la CIA et le Pentagone s’étaient ralliés à cette version. Aucun des Seals ne pensait qu’Obama allait passer à la télévision et annoncer le raid. Le commandement des forces spéciales était fou de rage. Ils se vantaient de préserver la sécurité des opérations." La crainte aux opérations spéciales, a confié l’officiel retraité, était que "si la véritable histoire de la mission fuitait à l’extérieur, la bureaucratie de la Maison Blanche allait mettre ça sur le dos des Seals."

La solution de la Maison Blanche était de faire taire les Seals. Le 5 mai, tous les membres de l’équipe d’élite des Seals – ils étaient revenus à leur base en Virginie du Sud – et quelques membres de la direction du Joint Special Operations Command ont reçu un formulaire de non-divulgation rédigé par le bureau juridique de la Maison Blanche ; il prévoyait des sanctions civiles et un procès pour quiconque parlerait de la mission, en public ou en privé. "Les Seals n’étaient pas contents," a dit l’officiel retraité. Mais la plupart d’entre eux ont gardé le silence, à l’instar de l’amiral William McRaven, qui était à l’époque le responsable du JSOC. "McRaven était furieux. Il savait qu’il s’était fait baisé par la Maison Blanche, mais il est un Seal pur jus, et non un acteur politique, et il savait qu’il n’y a aucun mérite à dénoncer le président. Quand Obama a rendu public la mort de Ben Laden, tout le monde a dû se démener pour trouver une histoire cohérente, et les planificateurs allaient devoir porter toute la responsabilité."

Dans les premiers jours, certaines des premières exagérations étaient devenues manifestes et le Pentagone publia une série de clarifications. Non, Ben Laden n’était pas armé lorsqu’il a été abattu et tué. Et non, Ben Laden n’a pas utilisé une de ses femmes comme bouclier. Dans l’ensemble, la presse a accepté l’explication selon laquelle les erreurs étaient l’inévitable conséquence de la volonté de la Maison Blanche à satisfaire le besoin frénétique des journalistes pour les détails de la mission.

Un des mensonges qui a perduré est que les Seals avaient dû se battre pour atteindre leur cible. Seuls deux Seals ont fait des déclarations publiques : No Easy Day, un témoignage direct du raid par Matt Bissonnette, a été publié en septembre 2012 ; et deux ans plus tard Rob O’Neill a été interrogé par Fox News. Les deux hommes ont quitté la navy ; les deux ont tiré sur Ben Laden. Leurs témoignages se contredisent l’un l’autre sur plusieurs détails, mais leurs récits ont généralement confirmé la version de la Maison Blanche, en particulier sur la nécessité de tuer ou être tué pendant que les Seals bataillaient pour arriver jusqu’à Ben Laden. O’Neill a même raconté à Fox News que lui et ses camarades Seals pensaient "Nous allions mourir." "Plus nous nous entraînions, plus nous réalisions […] que ça allait être une mission sans retour."

Mais l’ancien responsable à la retraite m’a dit que dans leurs premiers debriefings, les Seals n’avaient fait aucune mention d’une fusillade, ou même d’une quelconque opposition. Le côté tragi-funeste décrit par Bissonnette et O’Neill rejoint un besoin profond, a souligné l’officiel retraité : "Les Seals ne peuvent pas vivre avec le fait qu’ils ont tué Ben Laden sans la moindre opposition, et il était essentiel d’avoir un récit de leur courage face au danger. Les gars vont s’asseoir au bar et dire que c’était un jour comme les autres ? Aucune chance que ça arrive."

Il y avait une autre raison de prétendre qu’il y avait eu une fusillade à l’intérieur de la maison, a dit l’officiel retraité : éviter l’inévitable question qui surgirait d’un assaut sans opposition. Où étaient les gardes de Ben Laden ? Le terroriste le plus recherché du monde devait certainement avoir une protection permanente. "Et une des personnes tuées devait être le messager, parce qu’il n’existait pas et nous ne pouvions pas le fabriquer. Les Pakistanais n’avaient d’autre choix que de s’y conformer." (Deux jours après le raid, Reuters a publié les photos de trois hommes morts qu’ils auraient soi-disant achetées à un officiel de l’ISI. Deux des hommes ont été identifiés plus tard par un porte-parole de l’ISI comme étant le présumé messager et son frère.)


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Cinq jours après le raid, le service de presse du Pentagone a fourni une série de cassettes vidéo que les officiels américains ont présentées comme faisant partie d’une grande collection confisquée par les Seals dans la maison, avec jusqu’à 15 ordinateurs. Des extraits d’une des vidéos ont montré un Ben Laden solitaire, blême et enveloppé dans une couverture, regardant ce qui apparaît comme une vidéo de lui-même à la télévision. Un officiel anonyme a déclaré à des journalistes que le raid avait rapporté "un véritable trésor […] la plus grande collection de matériel d’un responsable terroriste à ce jour," ce qui devait fournir un aperçu inestimable dans les plans d’Al-Qaïda. L’officiel déclara que le matériel montrait que Ben Laden "restait un dirigeant actif d’Al-Qaïda, donnant au groupe des instructions stratégiques, opérationnelles et tactiques […] Il était loin d’être une simple figure de proue et continuait de diriger jusqu’aux détails tactiques de la gestion du groupe et d’encourager les complots" depuis ce qui a été décrit comme un centre de commandement et de contrôle à Abbottabad. "Il était un membre actif, rendant la récente opération encore plus essentielle pour la sécurité de notre nation," souligna l’officiel. Les informations étaient si capitales, a-t-il ajouté, que l’administration avait mis en place un groupe de travail regroupant plusieurs agences afin de les traiter : "Il n’était pas simplement quelqu’un qui rédigeait la stratégie d’Al-Qaïda. Il envoyait des idées d’opération et il dirigeait également de manière spécifique d’autres membres d’Al-Qaïda."

Ces déclarations étaient des fabrications : il n’y avait pas tant d’activité sur laquelle exercer son contrôle et ses ordres pour Ben Laden. L’officiel retraité du renseignement a dit que les rapports internes de la CIA montrent que depuis que Ben Laden est arrivé à Abbottabad en 2006, seule une poignée d’attaques terroristes pouvait être reliée aux vestiges de l’Al-Qaïda de Ben Laden. "On nous a d’abord dit," a dit l’officiel retraité, "que les Seals ont rapporté des choses dans des sacs poubelle et que la communauté [du renseignement] fait des rapports journaliers à partir de ces choses. Puis on nous a dit que la communauté [du renseignement] rassemble le tout et a besoin de les traduire. Mais rien n’en est ressorti. Tout ce qu’ils ont reproduit s’est révélé être faux. C’est un grand canular – comme l’homme de Piltdown." [voir référence, Ndt.] L’officiel à la retraite a dit que la plupart du matériel d’Abbottabad avait été fourni aux Américains par les Pakistanais, qui rasèrent ensuite le bâtiment. L’ISI prit la responsabilité des femmes et des enfants de Ben Laden, dont aucun d’entre eux n’a été mis à la disposition des États-Unis pour interrogation.

"Pourquoi avoir fabriqué l’histoire de la malle au trésor ?" a dit l’officiel retraité. "La Maison Blanche avait besoin de donner l’impression que Ben Laden était toujours d’une importance opérationnelle. Sinon, pourquoi le tuer ? Une histoire de couverture a été créée – selon laquelle il y avait un réseau de messagers allant et venant avec des clés USB et des instructions. Tout cela pour montrer que Ben Laden restait important."

En juillet 2011, le Washington Post a publié un prétendu résumé de certaines parties de ce matériel. Les contradictions de cet article étaient flagrantes. Il disait que les documents ont abouti à la rédaction de plus de quatre cents rapports du renseignement en l’espace de six semaines ; il mettait en garde contre des complots indéterminés d’Al-Qaïda ; et il mentionnait l’arrestation de suspects "qui sont nommés et décrits dans des emails que Ben Laden a reçus." Le Post n’a pas identifié les suspects ou concilié ce détail avec les précédentes allégations de l’administration selon lesquelles la maison d’Abbottabad n’avait pas de connexion internet. Malgré leurs affirmations disant que les documents avaient abouti à des centaines de rapports, le Post citait un officiel qui disait que leur valeur principale n’était pas les informations exploitables qu’ils contenaient, mais qu’ils avaient permis "aux analystes de construire un portrait plus complet d’Al-Qaïda."

En mai 2012, le Centre de lutte contre le terrorisme de West Point, un groupe de recherche privé, a publié les traductions de 175 pages de documents appartenant à Ben Laden qu’il avait réalisées sous contrat du gouvernement fédéral. Les journalistes n’ont rien trouvé de l’histoire qui avait été vendu dans les jours qui ont suivi le raid. Patrick Cockburn a écrit au sujet du contraste entre les premières déclarations de l’administration selon lesquelles Ben Laden était "l’araignée au centre d’une toile de conspirations" et ce que les traductions ont vraiment montré : que Ben Laden était "délirant" et avait "un contact limité avec le monde extérieur en dehors de sa demeure."

L’officiel retraité a mis en doute l’authenticité du matériel de West Point : "Il n’y a pas de liens entre ces documents et le Centre de contreterrorisme de l’agence. Aucune analyse de la communauté du renseignement. Quelle est la dernière fois que la CIA a : 1) annoncé qu’elle avait trouvé des renseignements significatifs ; 2) révélé la source ; 3) décrit la méthode de traitement du matériel ; 4) révélé le calendrier de production ; 5) décrit par qui et où l’analyse a eu lieu, et 6) publié les précieux résultats avant d’avoir pu donner suite à ces informations ? Aucun professionnel de l’agence ne cautionnerait ce conte de fée."

 En Juin 2011, il a été signalé dans le New York Times, le Washington Post et partout dans la presse pakistanaise, qu’Amir Aziz avait été détenu pour interrogation au Pakistan ; il était, disait-on, un informateur de la CIA qui avait espionné les allées et venues dans l’enceinte de Ben Laden. Aziz fut libéré, mais l’officiel à la retraite a dit que les services de renseignement américains étaient incapables de savoir qui avait divulgué l’information hautement classifiée sur sa participation à la mission. Les fonctionnaires à Washington ont décidé qu’ils "ne pouvaient pas courir le risque que le rôle d’Aziz dans l’obtention de l’ADN de Ben Laden soit aussi connu." Il fallait un bouc émissaire, et l’élu fut Shakil Afridi, un médecin pakistanais de 48 ans, agent occasionnel de la CIA, qui avait été arrêté par les Pakistanais à la fin mai et accusé d’aider l’agence. "Nous sommes allés voir les Pakistanais et nous leur avons dit de s’en prendre à Afridi," a dit le responsable à la retraite. "Il fallait couvrir toute cette histoire de comment nous avons obtenu l’ADN." Il fut bientôt raconté que la CIA avait organisé un faux programme de vaccination à Abbottabad avec l’aide d’Afridi dans une vaine tentative d’obtenir l’ADN de Ben Laden. La légitime opération médicale d’Afridi avait été menée indépendamment des autorités sanitaires locales, était bien financée et offrait une vaccination gratuite contre l’hépatite B. Des affiches annonçant le programme ont été affichées dans toute la région. Afridi a été accusé plus tard de trahison et condamné à 33 ans de prison pour ses liens avec un extrémiste. Les actualités sur le programme sponsorisé par la CIA ont provoqué une vague de colère au Pakistan, et ont conduit à l’annulation d’autres programmes internationaux de vaccination qui étaient désormais considérés comme des couvertures pour l’espionnage américain.

L’officiel retraité a dit qu’Afridi avait été recruté bien avant la mission Ben Laden, dans le cadre d’une opération de renseignement distincte afin de recueillir des informations sur des terroristes présumés à Abbottabad et la région environnante. "Le plan consistait à utiliser les vaccinations comme un moyen d’obtenir le sang des personnes soupçonnées de terrorisme dans les villages." Afridi n’a jamais essayé d’obtenir l’ADN des résidents de la demeure de Ben Laden. Le rapport qui affirme le contraire fut préparé à la hâte comme une "couverture de la CIA créant des "faits" de toutes pièces" dans une tentative maladroite de protéger Aziz et sa véritable mission. "Maintenant, nous subissons les conséquences," a dit l’officiel à la retraite. "Un grand projet humanitaire concret et significatif pour les paysans a été transformé en un canular cynique." La condamnation d’Afridi a été annulée, mais il est toujours en prison pour une accusation de meurtre.


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Dans son discours annonçant le raid, Obama a déclaré qu’après avoir tué Ben Laden, les Seals "ont récupéré son corps." Cette déclaration a créé un problème. Selon le plan initial, il devait être annoncé environ une semaine après les faits que Ben Laden avait été tué dans une attaque de drone quelque part dans les montagnes à la frontière Pakistan / Afghanistan et que ses restes avaient été identifiés par des analyses d’ADN. Mais avec l’annonce d’Obama de son assassinat par les Seals, tout le monde s’attendait à voir un corps. Au lieu de cela, les journalistes ont été informés que le corps de Ben Laden avait été transporté par les Seals vers un aérodrome militaire américain à Jalalabad, en Afghanistan, et ensuite directement sur le USS Carl Vinson qui était en patrouille de routine dans la mer d’Oman. Ben Laden avait ensuite été inhumé en mer, quelques heures seulement après sa mort. Les seuls moments de scepticisme exprimés par la presse lors de l’exposé de John Brennan, le 2 mai, concernaient l’inhumation. Les questions étaient courtes, directes, et obtenaient rarement une réponse. "Quand est-ce que la décision a été prise de l’inhumer en mer s’il était tué ?" "Est-ce que cela faisait partie du plan initial ?" "Pouvez-vous nous dire pourquoi c’était une bonne idée ?" "John, avez-vous consulté un expert musulman ?" "Existe-t-il des images de cette inhumation ?" A cette dernière question, Jay Carney, le secrétaire de presse d’Obama, est venu à la rescousse de Brennan : "Désolé, mais on doit donner l’opportunité aux autres de poser d’autres questions."

"Nous avons pensé que le meilleur moyen de veiller à ce que son corps reçoive une sépulture islamique appropriée," a dit Brennan, "était de prendre ces mesures qui nous permettraient d’effectuer l’inhumation en mer." Il a dit que "des spécialistes et des experts" avaient été consultés, et que l’armée américaine était tout à fait capable de procéder à une inhumation "conforme à la tradition islamique." Brennan n’a pas mentionné que la tradition musulmane exige que l’inhumation se déroule en présence d’un imam, et rien n’indique une telle présence à bord du Carl Vinson.

Lors d’une reconstruction de l’opération Ben Laden pour le magazine Vanity Fair, Mark Bowden, qui a parlé à de nombreux hauts responsables du gouvernement, a écrit que le corps de Ben Laden avait été nettoyé et photographié à Jalalabad. D’autres procédures nécessaires à un enterrement musulman avaient été réalisées sur le navire, a-t-il écrit, "le corps de Ben Laden fut lavé de nouveau et enveloppé dans un linceul blanc. Un photographe de la marine a enregistré l’inhumation en plein jour, lundi matin, le 2 mai." Bowden a décrit les photos :

"Une image montre le corps enveloppé dans un linceul lesté. La suivante le montre couché sur une planche, les pieds par-dessus bord. Dans l’image suivante, le corps frappe la surface de l’eau. Dans la suivante, le corps est visible juste en dessous de la surface de l’eau qui forme des ondulations concentriques. Dans la dernière image, on ne voit plus que les ondulations. La dépouille mortelle d’Oussama ben Laden a disparu pour de bon."

Bowden a pris soin de ne pas affirmer qu’il avait effectivement vu les photographies qu’il a décrites, et il m’a récemment dit qu’il ne les avait pas vues : "Je suis toujours déçu quand je ne peux pas voir quelque chose de mes propres yeux, mais j’ai parlé à quelqu’un de confiance qui m’a dit qu’il les avait vues lui-même et me les a décrites en détail." La déclaration de Bowden ajoute des questions sur l’inhumation présumée en mer, qui a provoqué un flot de requêtes dans le cadre de la Freedom of Information Act [FOIA - loi US autorisant l’accès aux documents officiels, Ndt.], dont la plupart n’ont rien donné. Une de ces requêtes demandait l’accès aux photos. Le Pentagone a répondu qu’une recherche dans tous les dossiers disponibles n’a trouvé aucun indice que des photos avaient été prises de l’inhumation. Des demandes sur d’autres questions liées au raid n’ont rien donné non plus. La raison d’une absence de réponses est devenue claire, lorsque le Pentagone a mené une enquête sur des allégations selon lesquelles l’administration Obama avait autorisé l’accès à des documents classifiés aux réalisateurs du film Zero Dark Thirty. Le rapport du Pentagone, mis en ligne en juin 2013, a relevé que l’amiral McRaven avait ordonné que tous les fichiers sur le raid soient effacés de tous les ordinateurs militaires et transférés à la CIA, où ils seraient à l’abri des demandes FOIA par la grâce de l’ "exemption opérationnelle" de l’agence.

L’action de McRaven signifiait que des inconnus ne pouvaient plus avoir accès aux journaux de bord non classifiés du Carl Vinson. Dans la marine, les journaux de bord sont sacro-saints, et des journaux distincts sont tenus pour les opérations aériennes, le pont, le département d’ingénierie, le bureau médical, ainsi que les informations de commandement et de contrôle. Ils montrent la séquence des événements jour par jour à bord du navire ; si une inhumation en mer s’était tenue à bord du Carl Vinson, elle aurait été enregistrée.

Il n’y a eu aucun commérage sur une inhumation parmi les marins du Carl Vinson. Le navire a conclu son déploiement de six mois en juin 2011. Lorsque le navire s’est amarré à son port d’attache à Coronado, en Californie, le contre-amiral Samuel Perez, commandant du groupe aéronaval du Carl Vinson, a déclaré aux journalistes que l’équipage avait reçu l’ordre de ne pas parler de l’inhumation. Le capitaine Bruce Lindsey, skipper du Carl Vinson, a déclaré aux journalistes qu’il n’était pas en mesure d’en discuter. Cameron Short, un membre de l’équipage du Carl Vinson, a déclaré au Commercial-News of Danville, dans l’Illinois, que l’équipage ne savait rien à propos de l’inhumation. "Tout ce qu’il sait, il l’a su par la presse," a rapporté le journal.

Le Pentagone a fourni une série de courriels à l’Associated Press. Dans l’un d’eux, le contre-amiral Charles Gaouette a rapporté que le service avait respecté "les procédures traditionnelles pour un enterrement islamique", et a déclaré qu’aucun des marins à bord n’avait été autorisé à assister à la cérémonie. Mais rien n’indique qui a lavé et enveloppé le corps, ni quel arabophone a prononcé les sacrements.

Quelques semaines après le raid, j’avais été informé par deux consultants de longue date du Special Operations Command qui ont accès à des renseignements récents, que les funérailles à bord du Carl Vinson n’ont pas eu lieu. Un consultant m’a dit que les restes de Ben Laden ont été photographiés et identifiés après avoir été rapatriés en Afghanistan. Le consultant a ajouté : "À partir de là, la CIA a pris le contrôle du corps. L’histoire de couverture était qu’il avait été emporté sur le Carl Vinson." Le deuxième consultant a convenu qu’il n’y avait eu "aucune inhumation en mer." Il a ajouté que "la mort de Ben Laden fut une mise en scène politique visant à redorer les qualités militaires d’Obama […] Les Seals auraient dû s’attendre à de la démagogie politique. C’est irrésistible pour un politicien. Ben Laden est devenu un fonds de commerce." Au début de cette année, en parlant de nouveau avec le deuxième consultant, j’ai relancé le sujet de l’inhumation en mer. Le consultant a ri et a dit : "Tu veux dire qu’il n’a pas réussi à atteindre l’eau ?"

L’officiel à la retraite a dit qu’il y avait eu un autre problème : certains membres de l’équipe des Seals s’étaient vantés, auprès de collègues et d’autres, d’avoir déchiqueté le corps de Ben Laden à coups de fusil. Les restes, y compris la tête, qui ne comptait que quelques trous de balles, ont été jetés dans un sac mortuaire et, pendant le vol retour en hélicoptère vers Jalalabad, certaines parties du corps ont été jetées au-dessus des montagnes de l’Hindou Kouch – du moins selon les Seals. L’officiel à la retraite a déclaré qu’à l’époque, les Seals ne pensaient pas que leur mission serait rendue publique par Obama en quelques heures : "Si le président avec suivi le scénario de couverture, il n’y aurait pas eu besoin d’avoir une inhumation quelques heures après l’assassinat. Lorsque l’histoire de couverture s’est écroulée et la mort rendue publique, la Maison Blanche s’est retrouvée devant un grave problème : "Où est le corps ?" Le monde entier savait que les forces américaines avaient tué Ben Laden à Abbottabad. Panique à bord. Que faire ? Il nous faut un "corps fonctionnel" parce que nous devons être en mesure de dire que nous avons identifié Ben Laden via une analyse ADN. Ce sont des officiers de la marine qui auraient eu l’idée d’une "inhumation en mer." Parfait. Aucun corps. Une sépulture honorable selon la charia. L’inhumation est rendue publique dans les moindres détails, mais les documents demandés via la loi FOIA qui confirmeraient l’inhumation sont refusés pour des raisons de "sécurité nationale". C’est le dénouement classique d’une histoire de couverture mal ficelée – elle résout un problème immédiat mais, au moindre examen, a du mal à tenir. A l’origine, il n’y a jamais eu de plan pour inhumer le corps en mer, et aucune inhumation en mer de Ben Laden n’a eu lieu." L’officiel à la retraite a dit que s’il faut en croire les premiers comptes-rendus des Seals, il ne restait de toute façon plus grand chose de Ben Laden à inhumer en mer.


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Il était inévitable que les mensonges, inexactitudes et trahisons de l’administration Obama provoqueraient une réaction. "Nous avons connu une baisse de coopération qui a duré quatre ans," a dit l’officiel à la retraite. "Il a fallu tout ce temps pour que les Pakistanais nous refassent confiance [et pas l’inverse ? Question du Traducteur... ] dans les relations entre militaires dans la lutte contre le terrorisme – alors même que le terrorisme augmente partout dans le monde […] Ils sentaient qu’Obama les avait trahis en rase-campagne. Ils reviennent vers nous maintenant à cause de la menace d’ISIS [État Islamique] qui se fait sentir là-bas et qui est beaucoup plus grande, et l’affaire Ben Laden est suffisamment ancienne pour permettre à quelqu’un comme le général Durrani de parler." Les généraux Pasha et Kayani ont pris leur retraite et tous les deux font l’objet d’une enquête pour corruption pendant leur service.

Le rapport longtemps retardé de la Commission du renseignement du Sénat sur les tortures de la CIA, publié en décembre dernier, a présenté des cas de mensonges officiels répétés, et a laissé entendre que la connaissance par la CIA du messager de Ben Laden était pour le moins sommaire et que l’emploi de la simulation de noyade [waterboarding] et autres formes de torture avaient commencé plus tôt que ce qui avait été annoncé. Le rapport a provoqué les gros titres dans les médias internationaux sur les brutalités et les simulations de noyade, avec des détails macabres sur des tubes d’alimentation forcée par voie rectale, des bains glacés et de menaces de viol ou d’assassinat de membres des familles des détenus soupçonnés de retenir des informations. Malgré la mauvaise publicité, le rapport était une victoire pour la CIA. Sa principale conclusion – que l’utilisation de la torture n’a pas conduit à la découverte de la vérité – avait déjà fait l’objet d’un débat public depuis plus d’une décennie. Une autre constatation clé – que la torture était plus brutale que ce qui avait été dit au Congrès – était risible, compte tenu de l’ampleur des déclarations et révélations publiques publiées par d’anciens interrogateurs et agents de la CIA à la retraite. Le rapport a décrit des tortures qui étaient de toute évidence contraires au droit international telles des violations de règles ou des "activités inappropriées" ou, dans certains cas, des "erreurs de gestion". Il ne fut pas envisagé que les actions décrites puissent constituer des crimes de guerre, et le rapport n’a pas suggéré que l’un des interrogateurs de la CIA ou leurs supérieurs fassent l’objet d’une enquête pour activités criminelles. Il n’y a eu aucune conséquence significative pour l’agence suite à ce rapport.

L’officiel à la retraite m’a dit que la direction de la CIA était devenue experte dans le contournement de menaces sérieuses émanant du Congrès : "Ils créent quelque chose qui est horrible mais pas si terrible que ça. Donnez-leur quelque chose qui semble terrible. "Oh mon Dieu, nous avons alimenté les prisonniers par le cul !" Pendant ce temps, ils ne parlent pas à la Commission des meurtres, d’autres crimes de guerre, et des prisons secrètes que nous avons encore à Diego Garcia. Le but était aussi de gagner un maximum de temps, ce qu’ils ont fait."

Le thème principal des 499 pages du rapport de la Commission est que la CIA a systématiquement menti à propos de l’efficacité de son programme de torture pour obtenir des informations qui auraient permis d’empêcher de futures attaques terroristes aux États-Unis. Parmi ces mensonges figurent quelques détails essentiels sur la découverte d’un agent d’Al-Qaïda appelé Abou Ahmed al-Kuwaiti, présenté comme le messager clé d’Al-Qaïda, et la traque qui a suivi et abouti à Abbottabad au début de 2011. Les informations présumées de l’agence, la patience et l’habileté à trouver al-Kuwaiti devinrent légendaires après leur mise en scène dans le film Zero Dark Thirty.

Le rapport du Sénat a soulevé à plusieurs reprises des questions sur la qualité et la fiabilité des informations de la CIA sur al-Kuwaiti. En 2005, un rapport interne de la CIA sur la traque de Ben Laden a noté que "les détenus fournissent peu de pistes utiles, et nous devons envisager la possibilité qu’ils créent des personnages fictifs pour nous distraire ou pour se décharger de toute connaissance directe sur Ben Ladin [sic]." Un an plus tard, un câble de la CIA déclarait que "nous n’avons pas réussi à obtenir des détenus des renseignements utilisables sur la localisation de Ben Laden." Le rapport a également mis en évidence plusieurs cas d’agents de la CIA, dont Panetta, faisant de fausses déclarations devant le Congrès et au public sur l’utilité des "techniques d’interrogatoire renforcées" dans la recherche des messagers de Ben Laden.

Aujourd’hui, Obama n’a pas une réélection devant lui comme au printemps de 2011. Sa position de principe au nom de l’accord nucléaire proposé avec l’Iran en dit long, tout comme sa décision de fonctionner sans le soutien des Républicains conservateurs au Congrès. Un haut niveau de mensonge reste néanmoins le modus operandi de la politique américaine, en plus des prisons secrètes, des attaques par drone, et des raids nocturnes des forces spéciales, en court-circuitant la chaîne de commandement et en neutralisant ceux qui pourraient dire non.


FIN


Seymour Hersh


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Traduction réalisée en partenariat avec le site Le Grand Soir