"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

4 septembre 2012

Pourquoi j’ai dû refuser de m’asseoir à côté de Tony Blair


L’immoralité de la décision des États-Unis et de la Grande-Bretagne d’envahir l’Irak en 2003, basée sur le mensonge attribuant à Saddam Hussein la détention d’armes de destruction massive, a déstabilisé et polarisé le monde à un degré jamais atteint par aucun autre conflit dans l’Histoire.

Au lieu de reconnaitre que le monde dans lequel nous vivons, avec ses communications et ses systèmes de transport et d’armement toujours plus sophistiqués, nécessite un leadership de plus en plus élaboré capable de rassembler la famille globale, les leaders américains et britanniques de l’époque ont fabriqué de toutes pièces les raisons leur permettant d’agir comme des brutes de comptoir et nous ont emmenés où ils le désiraient. Ils nous ont conduits au bord du précipice devant lequel nous nous trouvons aujourd’hui – avec le spectre de la Syrie et de l’Iran juste devant nous.

Si les dirigeants mentent, alors qui doit dire la vérité ? Quelques jours avant que George W. Bush et Tony Blair ne donnent l’ordre d’envahir l’Irak, j’ai appelé la Maison Blanche et ai demandé à parler à Condoleezza Rice, qui était alors la Conseillère nationale pour la Sécurité. Je lui ai demandé instamment de donner plus de temps aux Nations Unies pour confirmer ou infirmer l’existence d’armes de destruction massive en Irak. Si la présence de telles armes venait à être confirmée, lui ai-je dit, alors le démantèlement de cette menace recevrait le soutien de pratiquement tous les pays du monde. Mme Rice a rechigné, expliquant que c’était trop risqué, et que le Président ne pouvait pas repousser cela plus longtemps.

Sur quelles bases a-t-on décidé que Robert Mugabe devait être présenté à la Cour criminelle Internationale, que Tony Blair pouvait rejoindre le circuit des grands orateurs internationaux, que Ben Laden devait être assassiné, mais qu’il fallait envahir l’Irak, non pas du fait qu’il possédait des armes de destruction massive, comme l’a confirmé la semaine dernière le fervent supporter de G.W. Bush, à savoir M. Blair lui-même, mais bien pour se débarrasser de Saddam Hussein ?

Le coût de la décision de débarrasser l’Irak de son dirigeant despotique et criminel a été désastreux, à commencer par les conséquences dans le pays lui-même. L’an dernier, 6,5 personnes sont mortes en moyenne chaque jour lors d’attentats suicides et de voitures piégées, d’après le site Iraki Body Count Project. Plus de 110 000 Irakiens ont péri depuis le début du conflit en 2003, et plusieurs millions de personnes ont été déplacées. Fin 2011, environ 4500 soldats américains y avaient trouvé la mort et plus de 32 000 y avaient été blessés.

Rien que pour ces faits, dans un monde cohérent, les responsables de ces souffrances et de ces pertes de vies humaines devraient suivre le même chemin que certains de leurs pairs africains et asiatiques qui ont eu à répondre de leurs actes (devant la Cour internationale de Justice de) La Haye.

Mais tout cela a eu des conséquences bien plus graves en dehors du simple nombre de victimes, je veux parler du cœur et de l’esprit des membres de la grande famille des hommes sur Terre.

Le risque de nouveaux attentats terroristes est-il moins grand pour autant ? Avons-nous vraiment réussi à faire se rapprocher le monde musulman du monde judéo-chrétien, en semant des graines de tolérance et d’espoir ?

Le leadership et la moralité sont indivisibles. Les bons dirigeants sont les gardiens de la morale. La question n’est pas de savoir si Saddam Hussein était gentil ou méchant, ou combien de personnes de son peuple il a massacrées. La question est que M. Bush et M. Blair n’auraient jamais dû s’abaisser à ce niveau d’immoralité.

Si nous tolérons que nos dirigeants prennent des décisions drastiques en s’appuyant sur des mensonges, sans même qu’ils reconnaissent s’être trompés ou qu’ils s’en excusent [après-coup], alors que pouvons-nous enseigner à nos enfants ?

Le but de mon appel à M. Blair n’est pas de parler de leadership, mais de montrer qu’il en est capable. Vous faites partie de notre famille, la famille de Dieu. Vous êtes fait pour le bien, l’honnêteté, la moralité, l’amour ; tout comme vos frères et vos sœurs en Irak, aux USA, en Syrie, en Israël ou en Iran.

J’ai estimé qu’il n’était pas approprié d’avoir cette discussion au sommet Discovery Invest Leadership à Johannesburg la semaine dernière. Plus la date approchait et plus je me sentais mal à l’aise à l’idée d’assister à ce sommet sur le « leadership » avec M. Blair. J’adresse toutes mes excuses à Discovery, ainsi qu’aux organisateurs du sommet, aux orateurs et aux délégations pour ma décision tardive de ne pas y assister.

Desmond Tutu