"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

12 septembre 2011

Après le 11-Septembre, les mutations de la CIA

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C’était, en quelque sorte, une victime collatérale des attentats du 11-Septembre. Fin 2001, la Central intelligence agency (CIA) est, avec l’ensemble des autres services de renseignement américains, largement montrée du doigt pour n’avoir pas su empêcher les attentats les plus meurtriers jamais commis sur le sol américain. Moins de dix ans plus tard, en juillet 2011, Leon Panetta, le directeur de l’agence, est nommé ministre de la défense – avec l’approbation unanime des sénateurs américains.

Que s’est-il passé, en dix ans, pour que la CIA connaisse un tel retour en grâce ? La décennie 2000 a été particulièrement mouvementée pour l’agence, qui, sans se réorganiser complètement, a connu d’intenses transformations – et trois directeurs différents – ainsi que plusieurs bouleversements du climat politique.

Après les attentats, l’ensemble des services de renseignements américains sont sous le choc. Les terroristes qui ont détourné les avions de ligne sont connus et identifiés depuis longtemps : deux des pilotes, les Saoudiens Khalid Al-Mihdhar et Nawef Al-Hazmi, étaient surveillés par la CIA depuis deux ans. Depuis la fin des années 1990, l’agence a fait de la nébuleuse Ben Laden l’une de ses priorités. Anticipant des attentats d’ampleur, elle a dédié une équipe importante à la traque du leader d’Al-Qaida.

DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT PLÉTHORIQUES ET DIVISÉS

Mais les services de renseignements américains forment alors une vaste galaxie, qui regroupe à la fois les renseignements militaires, le FBI, la CIA – qui ne peut légalement pas intervenir sur le sol américain – ou la National security agency (NSA), sans compter une multitude d’agences de taille plus modeste. Au total, outre les 16 agences de renseignement américaines, plus de 3 000 organisations travaillent à la lutte contre le terrorisme, d’après les calculs du Washington Post.

La masse des rapports et des informations collectées est en elle-même presque impossible à synthétiser et à traiter, mais à ce problème s’ajoutent les dissensions entre agences. Entre la CIA et le FBI, la guerre est plus que larvée. Alors que l’agence a parfaitement identifié deux terroristes particulièrement dangereux, dont elle connaissait la présence sur le sol américain, elle est soupçonnée d’avoir délibérément bloqué la transmission de l’information à la police fédérale, ce que niera toujours le patron de l’agence en 2001, George Tenet, malgré un rapport accablant présenté aux élus américains en 2007.

A partir de 2002, la CIA entre dans une nouvelle période de turbulences. Après des années de baisse ou de stagnation, le budget des services de renseignement explose, au nom de la guerre contre le terrorisme. Les moyens augmentent, mais les problèmes structurels restent présents : accordant une grande importance au renseignement électronique, l’agence collecte beaucoup d’informations, mais peine à extraire les plus significatives – et à les partager avec ses homologues.

Surtout, une nouvelle "culture d’entreprise" fait son apparition à l’agence : le recours au secteur privé, qui se double d’une fuite des cerveaux, et bouleverse les pratiques habituelles de la CIA. L’argent investi par le gouvernement Bush permet un recours accru à des sociétés privées, auprès desquelles l’agence externalise une partie de son travail – et ces mêmes entreprises recrutent à tour de bras dans les effectifs de l’agence, offrant de bien meilleurs salaires à des agents qui connaissent parfaitement les arcanes du pouvoir. Selon les estimations du Washington Post, 91 agents détenant des postes-clef ont quitté la CIA pour aller travailler dans le secteur privé au cours des dix dernières années, alors que cette pratique était quasiment inexistante avant le 11-Septembre. L’agence a ainsi changé trois fois de directeur en dix ans, mais aussi trois fois de responsable de la lutte contre le terrorisme.

LA CIA MISE SOUS TUTELLE

Il faudra cependant attendre 2004 pour que les changements les plus profonds se produisent dans la manière de travailler de la CIA. Trois événements vont chambouler ses pratiques : la démission de George Tenet, en juin, officiellement pour "raisons personnelles" ; le renouveau du renseignement de terrain, souhaité par le président George W. Bush ; et surtout, en décembre, le vote de l’Intelligence reform and terrorism prevention act (pdf). Celui-ci aboutit à la création d’un poste de Director of National Intelligence (DNI, directeur des services de renseignement nationaux), qui ne rend compte qu’au président, et qui a autorité sur l’agence. But de cette évolution : centraliser de manière plus efficace les rapports entre les différentes agences de renseignement, et spécialiser chaque service pour éviter les doublons et les guerres des services.

Les effets de ce changement politique ne se font pas attendre : la CIA redevient une agence de renseignement de terrain. Les effectifs déployés à l’étranger augmentent de 50 %, et la CIA redynamise son réseau d’agents et d’informateurs. Sans remettrre en cause toutes ses pratiques : les vols secrets et les enlèvements de terroristes présumés, soumis à des interrogatoires dans des pays autorisant la torture, se poursuivront encore en 2005.

UNE "AGENCE DANS L’AGENCE"

Au fil des années, la division antiterroriste de la CIA prend de plus en plus d’importance, passant de 1 200 employés en 2002 au double en 2011. Quasiment une "agence dans l’agence", cette division est aussi la force de frappe de la CIA : c’est elle qui supervise les frappes de drones en Afghanistan et au Pakistan. Les drones sont pilotés par des soldats de l’armée, mais les cibles sont désignées par la CIA. Avec des résultats impressionnants – et des victimes collatérales dont les nombre est impossible à chiffrer. "Nous tuons ces fils de pute plus vite qu’ils ne peuvent en recruter", aurait déclaré le directeur de la division antiterroriste à un agent qui l’interrogeait sur le nombres de terroristes abattus par les drones. L’agence procède également à des exécutions ciblées. Combien ? Le chiffre est secret, mais très inférieur aux victimes des frappes de drones, affirme la CIA.

C’est pourtant une opération de ce type qui a achevé, le 2 mai 2011, de redorer le blason de la CIA : les soldats des forces spéciales qui ont abattu Oussama Ben Laden dans sa retraite pakistanaise agissaient sous le commandement de l’agence. Trois mois plus tard, Leon Panetta, le directeur de la CIA nommé en 2009 par Barack Obama, devenait ministre de la défense. Pour le remplacer, le président américain a choisi le général David Petraeus, qui a dirigé les troupes de l’Otan en Afghanistan. Un militaire avec une forte expérience du terrain est venu remplacer un homme qui avait fait toute sa carrière à Washington : un choix qui illustre les mutations nombreuses accomplies par la CIA en moins de dix ans.

Le Monde