"Le mensonge et la crédulité s'accouplent et engendrent l'Opinion" Paul Valéry

31 mai 2010

Les Afghans pensent que les États-Unis financent les talibans

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Des intellectuels et professionnels afghans respectés sont convaincus que l’Occident prolonge le conflit dans le but de préserver son influence dans la région.

Il est pratiquement impossible de trouver quelqu’un en Afghanistan qui ne soit pas persuadé que les États-Unis ne financent pas les talibans; ce sont des professionnels afghans hautement qualifiés, ceux qu’emploient l’ISAF, l’USAID, des organisations internationales de médias – et même des conseillers de diplomates américains – qui semblent les plus convaincus.

Un ami afghan parlant un anglais impeccable et qui aime à citer Charles Dickens, Bertolt Brecht ou Anton Chekhov, dit que la raison en est claire. "Les Etats-Unis ont intérêt à prolonger le conflit et à rester en Afghanistan sur le long terme."

La poursuite des violences entre les forces de la coalition et les talibans en est la meilleure preuve.

"Dans ce pays, nous disons qu’il faut deux mains pour applaudir", dit-il, frappant dans ses mains en guise de démonstration. "Une seule ne suffit pas."

Ses arguments sont raisonnés, bien qu’il en gâche légèrement l’effet en m’expliquant qu’"aucun juif n’est mort dans les Tours Jumelles". Il ne s’agit pas seulement des ressources naturelles de l’Afghanistan, mais de sa position stratégique, en toute logique. Dominer ce pays donnerait aux États-Unis un pouvoir sur l’Inde, la Russie, le Pakistan et la Chine, sans parler de tous les États d’Asie centrale.

"Les Etats-Unis se servent d’ Israël pour menacer les Etats arabes, et ils veulent faire la même chose avec l’Afghanistan, dit-il. Celui qui contrôlera l’Asie dans le futur contrôlera le monde entier."

"Même un enfant de cinq ans sait cela," me dit un journaliste de radio Kaboul plaçant sa main à quelque distance du sol pour illustrer ses dires. "Regardez Helmand, dit-il, comment se fait-il que 15.000 soldats internationaux et afghans ne parviennent pas à écraser deux mille talibans mal équipés ?"

C’est pareil pour les Britanniques; apparemment, ils veulent rester en Afghanistan encore plus que les Américains. Et la raison pour laquelle ils veulent discuter avec les talibans est qu’ils pensent les faire entrer au gouvernement, consolidant ainsi l’influence du Royaume-Uni.

Ce n’est pas là simplement un vague préjugé ou de sauvages théories conspirationnistes si répandues au Moyen-Orient. Il y a une analyse très structurée même si un brin alambiquée derrière tout cela. On me pose sans arrêt la question suivante : si les États-Unis voulaient vraiment battre les talibans, alors pourquoi ne vont-ils pas les attaquer au Pakistan ? La raison en est simple, m’explique un ami "Tant que vous ne vous débarrasserez pas du nid, le problème persiste. S’ils éliminaient les talibans, les États-Unis n’auraient plus aucune raison de rester ici."

Les preuves sont multiples, disent-ils (même si cela tend à inclure la phrase imparable qui consterne tous les journalistes: "tout le monde sait bien que …").

Tout le monde sait bien, par exemple que l’armée nationale afghane dit qu’elle reprend les bases des talibans pour s’approvisionner en rations et en armes identiques à celles que leur fournissent les États-Unis. Ces derniers financent les « madrasas », [ces écoles] produisant de jeunes talibans, aussi bien en Afghanistan qu’au Pakistan.. Les hélicoptères de l’armée des USA livrent régulièrement des fournitures derrière les lignes des talibans. Les organisations d’aide ne sont rien d’autre que des agences liées à la collecte de renseignements, et elles se rendent dans des régions où l’armée ne peut pas facilement accéder, afin d’obtenir des informations sur le terrain. Même le plus humble des projets de formation de sage-femme est en réalité au service de l’espionnage.

Un politologue qui travaille comme conseiller auprès d’agences US dans le nord du pays, raconte comment les gens craignent l’influence persistante des Seigneurs de guerre, illustrant ses propos par des descriptions sur la violence et la corruption qui s’étendent jusque dans les domaines de la banque, du gouvernement et du commerce.

Les Afghans détestent ces Seigneurs de guerre, dit-il, mais les États-Unis veulent qu’ils restent en place. "S’ils disparaissaient et étaient remplacés par des personnes compétentes et honnêtes, nous pourrions générer nos propres revenus. Nous pourrions avoir notre propre économie et demander des investissements extérieurs en toute transparence. Nous aurions une véritable armée, pour nous protéger et servir l’Afghanistan".

Alors pourquoi ces professionnels afghans instruits travaillent-ils pour des gouvernements dont ils sont convaincus qu’ils veulent enfoncer leurs griffes dans leur pays ?

Leur patriotisme n’a rien d’artificiel – avec leurs compétences ils pourraient facilement étudier ou travailler à l’étranger, et pourtant ils choisissent de rester pour construire un avenir meilleur pour leur pays. Les Afghans éprouvent une suspicion historique envers toute puissance étrangère impliquée dans leur pays, et peut-être qu’avec la résistance d’une nation qui a vu repartir les occupants les uns après les autres, ils sont prêts à attendre, convaincus que la volonté des États-Unis se brisera avant la leur.

De toute façon, ils ne veulent pas que l’OTAN parte avant 15, peut-être 20 ans. C’est le temps qu’il faudra pour que les institutions afghanes puissent survivre de façon indépendante. Entretemps, comme m’explique mon ami épris de littérature – qui travaille pour un certain nombre d’organismes américains - il n’y a pas de contradiction à survivre. "J’aime le Benjamin Franklin qui est dans ma poche", sourit-il. Tant pour le cœur que pour l’esprit.

The Guardian